– « La prostitution est une violence faite aux femmes, infligée par des hommes. »

Si vous pensez que la décriminalisation rendra la prostitution « sécurisée », regardez du côté des méga-bordels allemands

Par SARAH DITUM,

publié le 5 février 2015, dans The New Statesman

sarahruthditum_0175

En Grande-Bretagne, les Libéraux-démocrates et les Verts soutiennent tous les deux la décriminalisation complète de la prostitution – dans l’espoir de la rendre «sécurisée». Mais l’Allemagne l’a fait en 2002, et ce n’est toujours pas «un travail comme un autre».

Existe-t-il un «bon endroit» où être prostituée? En 2006, Steve Wright a assassiné cinq femmes dans la petite ville d’Ipswich, au Royaume-Uni. Toutes les cinq étaient toxicomanes, et toutes étaient dans la prostitution pour financer leur dépendance. Wright était un prostitueur – un habitué, pas évidemment plus violent que n’importe quel des hommes qui ramassaient des femmes dans les rues d’Ipswich. Même lorsque les femmes craignaient pour leur vie, elles n’avaient pas peur de Wright. «Il était toujours un des derniers à se manifester, il faisait quelques tours en voiture autour du pâté de maisons, puis choisissait la fille qu’il voulait», a déclaré Tracey Russell au journal The Guardian (son amie Annette Nicholls avait été la quatrième victime de Wright). «Nous appelions ces hommes-là les ‘lèche-vitrines’ s’ils hésitaient longtemps. Il était l’un d’entre eux. Nous ne le soupçonnions pas.»

À l’époque, une opinion répandue sur ces meurtres était que les cinq femmes étaient mortes parce qu’elles s’étaient trouvées au mauvais endroit – et que c’était la criminalisation de la prostitution qui les avait mises là. Dans un article publié en 2007 dans le New Statesman[1], le English Collective of Prostitutes (ECP) a blâmé la loi sur la prostitution, affirmant que «les femmes sont poussées au trottoir par des raids pratiqués dans des locaux où il est beaucoup plus sûr de travailler». À l’époque, j’étais persuadée que les cinq victimes auraient été encore en vie sous des lois différentes. Mais en revenant sur cette affaire, je constate que les faits ne correspondent pas tout à fait à l’argument de l’ECP. Bien que l’une des victimes de Wright, Tania Nicol, ait été forcée de quitter les salons de massage et de faire le trottoir, elle ne l’avait pas fait à cause de raids policiers: selon le gérant de l’un des salons, on lui avait demandé de partir à cause de sa consommation de drogue.

Les femmes que Wright a tuées n’étaient pas des «travailleuses du sexe» mises en danger par des limites intolérantes imposées à leur «profession»; c’était des femmes aux vies fragiles et chaotiques, poussées à la frontière de la violence masculine par leurs dépendances. Cela n’était pas un choix. (Russell a décrit la prostitution au Guardian comme «horrible»: «Vous apprenez faire le vide au fil des ans et, parce que vous êtes intoxiquée, vous pensez juste à autre chose, je sais que cela semble étrange, mais vous le faites… Parce que vous vous y habituez, et que ça se fait en quelques secondes. Avec de la chance.») Même s’il y avait eu un bordel légal à Ipswich, il semble peu probable que ces cinq femmes s’y seraient trouvées.

Et pourtant, l’argument que la décriminalisation rendra la prostitution safe perdure – au Royaume-Uni, c’est la position des Libéraux-démocrates et du Parti Vert. Ce à quoi cette «sécurité» pour les femmes pourrait ressembler dans la pratique est moins discuté, mais il existe à quelques centaines de kilomètres un exemple nous pouvons tirer des leçons. L’Allemagne a décriminalisé la prostitution en 2002, sur la base du raisonnement (cité par la journaliste Nisha Lilia Diu dans The Telegraph[2]) que cela ferait de la prostitution «un métier comme un autre». Le travail du sexe comme un travail, avec des contrats, des avantages sociaux, des mesures de protection en milieu de travail et aucune trace de la stigmatisation que les partisans de la légalisation présentent souvent comme la source ultime de torts pour les femmes qui sont dans la prostitution.

L’expérience allemande n’a pas fonctionné comme prévu: les femmes (qui sont souvent des migrantes cherchant à gagner de l’argent rapidement et à repartir du pays) ne se sont pas inscrites en quête d’avantages sociaux, et les bordels qui ont surgi n’ont pas voulu offrir de contrats ou de risquer la moindre responsabilité. Au lieu de cela, les propriétaires de bordels fonctionnent plutôt en propriétaires, facturant le même tarif forfaitaire aux hommes qui pénètrent dans leurs locaux et aux femmes qui y travaillent, ce qui signifie qu’une femme en situation de prostitution n’arrive même pas à commencer à faire de l’argent avant son deuxième ou troisième prostitueur de la nuit. Et qu’est-elle obligée de faire pour gagner cet argent? Cette semaine, un documentaire diffusé à la Chaîne 4, «The Mega Brothel», est entré dans la succursale de Stuttgart de la chaîne Paradise (oui, les bordels allemands sont organisés par chaînes, comme la restauration rapide ou les boutiques haut de gamme) et a interrogé les femmes, les prostitueurs et le propriétaire du bordel.

Si vous éprouvez quelque espoir que le Paradis pourrait être une scène édénique de sexualité libérée, vous pouvez les oublier dès maintenant. Dès le début, un des prostitueurs explique sa philosophie aux responsables de l’émission : «Le sexe est un service, dit-il. Si vous voulez avoir du bon sexe, vous devez payer beaucoup d’argent pour ce service.» (L’idée que le «bon sexe» pourrait impliquer le respect, l’intimité ou de la mutualité ne lui est apparemment pas venue à l’esprit: c’est juste un service, une chose effectuée par des femmes pour les hommes, comme faire la lessive ou nettoyer la maison.) L’intervieweur pose une question: «Quel effet cela a-t-il sur les filles elles-mêmes?» et le prostitueur semble réellement perplexe. Après un moment de silence, il offre en réponse: «Je ne sais pas, je n’y ai jamais pensé.»

Il semble que beaucoup des hommes ne pensent pas ce qu’ils font aux femmes qu’ils paient pour avoir des relations sexuelles. Lorsque Josie, qui travaille comme prostituée au Paradise, montre le contenu de son sac à la caméra, elle propose un morne inventaire de la douleur – subie, prévue et évitée. «J’ai un vibrateur … un petit parce que parfois les hommes peuvent être un peu trop agressifs, un peu brutaux», explique-t-elle. Un tube à l’allure de médicament s’avère contenir un anesthésiant génitale: «C’est comme une petite assurance au cas où la douleur devient trop vive», explique-t-elle.

Quel genre de «travail» peut exiger que les femmes se désensibilisent le vagin pour tolérer la pénétration par des hommes qui ne considèrent même pas la personne pénétrée comme capable de sentiments? Certainement pas le genre de travail que les femmes sont respectées pour exercer. Michael Beretin, directeur du marketing de Paradise, décrit les femmes dont il vit avec un mépris extrême: «Ce sont une bande de femmes totalement foutues, dysfonctionnelles. Très peu d’entre elles ont encore le moindre semblant d’âme … C’est très triste, mais c’est ce qu’elles sont.» (Cette étrange comptabilité de l’essence humaine fait écho à ce qu’a dit la tenancière d’un bordel accrédité du Nevada à Louis Theroux dans un documentaire tourné en 2003, Louis and the Brothel : «Chaque fille qui est vraiment bonne à ce qu’elle fait se départit d’un petit morceau de son âme à chaque passe.») La théorie que la stigmatisation s’évaporerait au contact de la légitimité s’avère n’être rien d’autre qu’un fantasme, qui s’évapore lui-même une fois exposé au monde réel.

En Allemagne, il y a encore des proxénètes (les «loverboys», qui amènent sous pression les femmes aux bordels, pour ensuite écrémer leurs revenus). Il y a encore des trafiquants, qui tentent d’introduire leur produit humain au Paradise. Il y a encore de la haine pour les femmes. Et fondamentalement, il y a encore le fait brut des femmes que l’on baise pour de l’argent, que l’on baise jusqu’à ce qu’elles aient mal, comme si leur corps ne leur appartenait pas. La prostitution est une violence faite aux femmes, infligée par des hommes. La violence d’être malmenée avec un vibrateur est moins pire que la violence d’être suffoquée, mais le simple fait de devoir esquisser cette comparaison est révoltant. Il n’y a pas de «sécurité» ici : lorsque des corps des femmes sont écartelés à l’usage des hommes, nous en sommes simplement à discuter de la frontière entre «terrorisée» et «morte». La prostitution n’est pas simplement une occupation comportant quelques risques malheureux mais inévitables (masculins, violents) qu’il faudrait améliorer : c’est une institution qui insiste sur la déshumanisation des femmes, l’arasage de nos âmes pour que nous devenions plus faciles à baiser, plus faciles à utiliser, plus faciles à tuer. Que cela se fasse sous les étoiles ou sous un plafond, c’est la même chose. Personne n’a soupçonné Steve Wright. C’était juste un habitué de plus. Les habitués sont le problème.

[1] http://www.newstatesman.com/human-rights/2007/10/sex-workers-women-prostitution

[2] http://s.telegraph.co.uk/graphics/projects/welcome-to-paradise/

Original : http://www.newstatesman.com/politics/2015/02/if-you-think-decriminalisation-will-make-prostitution-safe-look-germanys-mega

Copyright: Sarah Ditum, février 2015.