– « Le phénomène de la prostitution, y compris de la prostitution sacrée, est concomitant à celui de la dégradation du statut des femmes dans les sociétés. »

Interview de RICHARD POULIN

Par Sporenda

9782849521427FS

 

Richard Poulin est professeur de sociologie à l’université d’Ottawa. Il est l’auteur de « La violence pornographique, industrie du fantasme et réalités » (éditions Cabédita), « La mondialisation des industries du sexe » (éditions Imago) et « Abolir la prostitution » aux éditions Sisyphe. Depuis près de 30 ans il publie de nombreux travaux, ouvrages et articles sur la prostitution et l’industrie du sexe.

Cette entrevue date de 2007, elle a été réalisée par Sporenda pour le site d’Isabelle Alonso http://www.isabelle-alonso.com/ Nous remercions toutes les personnes évoquées pour sa republication ici.

 

 

 

S – Votre livre « Abolir la prostitution » commence par le rappel de quelques notions historiques sur la prostitution, par exemple le fait qu’il existe des sociétés sans prostitution et surtout qu’il y a un lien fondamental entre apparition de l’esclavage et naissance de la prostitution.

A l’origine—et ce trait figure dans diverses cultures, Grèce, Moyen-Orient, etc.—les vainqueurs dans une guerre tuaient tous les mâles et réduisaient les femmes en esclavage, les gardant comme servantes, concubines et reproductrices pour leur usage personnel, ou bien les prostituant ou les vendant à des proxénètes. Tout propriétaire d’esclaves était donc proxénète, ou vendait ses esclaves en surnombre à des proxénètes ; inversement, seules les esclaves ou les étrangères étaient prostituées, et toutes les esclaves étaient ipso facto sexuellement au service des maîtres, soit comme concubines soit comme prostituées.

En quoi la prostitution actuelle prolonge-t-elle ces pratiques archaïques ?

RP – Permettez-moi une précision : c’est dans le poème assyrien de Gilgamesh vers 2000 av. JC que figure pour la première fois dans l’histoire la mention de la prostitution (sacrée). Cette prostitution sacrée est l’une des premières formes que revêt la prostitution. Le clergé des temples prostituait des jeunes femmes et des fillettes et accaparait les revenus de leur prostitution. Aujourd’hui encore, on retrouve cette forme de prostitution en Asie, notamment en Inde et au Népal, ainsi qu’en Afrique. Des parents placent pour la vie leurs très jeunes filles dans des temples ou auprès des prêtres vaudous. Les fillettes encore impubères sont initiées aux activités de devadasi en Inde, de devadaki au Népal et de trokosi au Togo, au Bénin et au Ghana.

Le phénomène de la prostitution, y compris de la prostitution sacrée, est concomitant à celui de la dégradation du statut des femmes dans les sociétés. Il existe en effet une étroite relation entre le développement de l’esclavage et celui de la prostitution des femmes et le statut très inférieur des femmes « libres ». Le sexe tarifé et l’esclavage sont des partenaires naturels dans l’Antiquité, dans un monde forgé par et pour l’homme « libre ». Selon l’historienne Catherine Salles, le règlement de la prostitution à Athènes à l’époque de Solon « témoigne du dédain général que suscite le sexe féminin ». Démosthène expose en termes aussi brefs que précis ce qu’est la vie sexuelle idéale des hommes d’Athènes : « Nous épousons la femme pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de la maison, nous avons des compagnes de lit pour nous servir et nous donner les soins quotidiens, nous avons les hétaïres pour les jouissances de l’amour ». Ces compagnes de lit sont des esclaves.

A Athènes, les femmes et les fillettes des maisons publiques sont désignées par le terme de porne, ce qui signifie étymologiquement « vendue » ou « à vendre ». Le mot porné ne fait pas tant référence à leur prostitution mais plutôt au fait qu’elles ont été vendues ou achetées sur le marché d’esclaves. Comme dans tout marché segmenté, des parts de ce marché s’adressent aux nantis et aux gens de pouvoir, tandis que d’autres visent les bourses plus modestes. Au-dessus des femmes et des fillettes prostituées dans les lupanars d’Etat, les dicteriades, on trouve les auletrides, et au-dessus de ces dernières les hétaïres, ou « compagnes », c’est-à-dire les prostituées de luxe, dont certaines ont été affranchies par leur maître après avoir été leurs esclaves sexuelles. Ces dernières sont louées pour une durée plus ou moins longue. Elles peuvent être des fillettes très jeunes : les hétaïres achetaient de jeunes esclaves et élevaient des fillettes pour alimenter les bordels. La fillette née d’une hétaïre avait sa voie tracée d’avance, la prostitution.

Le phénomène de la prostitution, y compris de la prostitution sacrée, est concomitant également à l’apparition des marchés. Si les premières formes de prostitution ont adopté un caractère religieux, c’est notamment parce que les premiers marchés ont été érigés sur le parvis des temples, et que ces derniers servaient également de greniers à céréales. Lieux de commerce, ils ont été des endroits privilégiés des premières formes de marchandisation sexuelle des femmes et des enfants, de la soumission de leur sexe au plaisir masculin, en même temps qu’ils ont vu le développement des marchés d’esclaves. De plus les temples achetaient des esclaves pour les prostituer. C’est pourquoi je soutiens que le clergé des lieux de culte a été le premier proxénète connu de l’histoire.

La prostitution actuelle prolonge cette voie archaïque, non pas parce que les femmes et les enfants sont juridiquement des « esclaves sexuelles » –même si souvent, parce qu’elles sont vendues et achetées successivement par des proxénètes et des trafiquants, leur sort a de nombreux traits communs avec celui des esclaves. Mais formellement, aucun Etat n’avalise la mise en esclavage d’un être humain. La propriété des proxénètes et des trafiquants est illicite, bien que largement pratiquée. Les traits communs sont nombreux dans les faits, non dans les lois. Les exemples sont nombreux et dénoncés à grand fracas par les medias. En même temps, ces pires formes de prostitution et de traite des êtres humains servent souvent à justifier celles qui sont qualifiées de « volontaires ». C’est pourquoi nombreux sont les gens qui s’opposent à la prostitution « forcée » ravalée au rang de l’esclavage, tout en acceptant—certains en font même la promotion—la prostitution dite « volontaire ». Les Etats réglementaristes s’appuient notamment sur cette distinction pour légaliser l’inégalité entre les femmes et les hommes, qui est le fondement même de la prostitution.

Fondamentalement, la marchandisation prostitutionnelle des femmes et des enfants signifie en faire des produits, des biens de consommation, des objets sexuels. En ce sens, la parenté entre l’esclavage sexuel de l’Antiquité et la prostitution aujourd’hui de millions de femmes et d’enfants est patente. Il s’agit d’une industrie de masse de la soumission des femmes au plaisir des hommes et au profit des proxénètes, tout comme il s’agissait de mettre des femmes et des enfants à la disposition des hommes « libres » et des maîtres d’esclaves et d’engranger les revenus de leur prostitution.

L’industrie de la prostitution exploite et renforce l’oppression des femmes. Ses formes ont évolué en fonction des modes de production mais elles s’appuient sur deux invariants étroitement entremêlés : patriarcat et marchandisation.

S – Pourriez-vous rappeler brièvement comment la prostitution s’est institutionnalisée en Europe , quels étaient le rôle et les conceptions de l’Eglise catholique sur la question et pourquoi la solution de l’enfermement des prostituées a finalement prévalu ?

RP – Historiquement, le christianisme a apporté un concours actif à la prostitution des femmes. Saint Augustin, le plus illustre défenseur du christianisme, affirme :  « Supprime les prostituées, les passions bouleverseront le monde ». Les femmes prostituées sont un « mal nécessaire » au maintien de l’ordre public. La chasteté des femmes est exigée, les écarts des hommes sont tolérés et l’existence de femmes et de fillettes prostituées, considérées comme indispensables à l’assouvissement masculin garant de l’ordre social, est acceptée et promue. Les femmes et fillettes prostituées sont notamment « responsables » de la pureté des femmes « honnêtes ».

La femme, selon cette idéologie religieuse, est l’impure, la corruptrice qui a apporté le péché sur terre et perdu l’homme. A ce titre, le concile de Mâcon, au VIème siècle, discute la question de savoir si la femme a une âme ou non, et si elle est un être humain : ce n’est qu’à une faible majorité que l’Eglise tranche affirmativement la question.

En 1259, lorsque Louis IX veut expulser les « filles publiques » des villes du royaume de France, l’Eglise s’y oppose sous prétexte que « le désordre s’installerait partout du fait de la passion des hommes ». L’enfermement des « femmes débauchées » dans les bordels sera rapidement un souci des pouvoirs publics. Dans les pays germaniques sont instaurées des «maisons de femmes ». A Wurzbourg, le tenancier d’une maison publique prête devant le magistrat de la cité le serment d’être « fidèle et dévoué à la ville et de lui procurer des femmes ». Dans chaque cité française, des officiers municipaux ou royaux sont chargés de faire respecter les règlements sur la prostitution, d’enregistrer les filles et de leur faire payer une taxe. Le proxénétisme y est affaire publique : ce sont les notables, y compris ceux de l’Eglise, qui gèrent les bordels publics des cités.

Dans une société où le statut des femmes est largement inférieur à celui des hommes et où les femmes sont « propriétés » de ceux qui possèdent le pouvoir, il est usuel à la fois de « protéger » par l’enfermement domestique la vertu des « honnêtes femmes » et de leurs filles et de mettre à la disposition des hommes d’autres femmes que l’on prostitue et emmure dans des maisons closes. Il est aussi usuel de voir des hommes s’approprier le corps des femmes par des viols (l’époque est marquée, entre autres, par la pratique des viols collectifs). La société qui relègue la femme et la fillette à l’enfermement, qu’il soit domestique ou bordelier, craint le sexe féminin. De ce fait tout concourt à ce que la sexualité féminine se trouve maîtrisée et assujettie au sexe masculin.

S – Le réglementarisme a été la politique des Etats européens au XIXème siècle avant d’être finalement abandonné après la Deuxième guerre mondiale en France. Votre position est que le néo-réglementarisme adopté récemment dans certains pays européens aboutit au même constat d’échec. Pouvez-nous dire pourquoi ?

RP – Le réglementariste français Parent-Duchâtelet a écrit que « les prostituées sont aussi inévitables dans une agglomération d’hommes que les égoûts, les voiries et les dépôts d’immondices». La justification de la prostitution, « mal nécessaire » au XIXème et au début du XXème siècle est d’ordre hygiéniste. Il s’agit d’enfermer les femmes prostituées en bordels pour contrôler, entre autres, la propagation des maladies vénériennes. Il y a plus bien sûr, car l’enfermement a pour but d’entretenir la terreur, de constituer une menace permanente pour les « clandestines » et d’assurer de ce fait l’obéissance aux règles édictées à l’encontre des femmes (jamais des hommes). Toute femme peut se voir arrêter sous l’accusation de racolage et se voir imposer une visite médicale. Elle est par la suite inscrite dans les registres comme « fille publique ». L’enjeu est également le contrôle de la sexualité féminine : les femmes et les fillettes « débauchées », « folles de leur corps » peuvent pervertir les hommes les plus vertueux. Aussi médecins et juristes , qui espèrent l’adoption par le monde entier du système réglementariste, conviennent au début du XXème siècle, à Vienne , haut lieu de la prostitution juvénile, que la fillette exerce dans la prostitution une séduction propre à « l’éternel féminin » –ce que certains aujourd’hui nomment le « pouvoir sexuel », « girl power » ou l’empowerment des filles—et que sans la réglementation, le désordre s’installerait et les hommes seraient victimes des femmes et des fillettes.

Les maisons closes réglementées n’empêchent pas la prostitution de rue et les clandestines sont nettement plus nombreuses que les enregistrées, ce qui est également le cas dans les régimes réglementaristes actuels. En France, avant 1946, année de la fermeture des 1 500 maisons closes officielles, on estimait qu’une femme prostituée sur cinq était en bordel, et une sur quatorze seulement n’était pas une « insoumise », c’est-à-dire était enregistrée. Le système s’avère un échec, la « garantie sanitaire » promise s’est révélée illusoire. N’était pas chimérique, par contre, l’enrichissement des proxénètes et des trafiquants.

L’échec du réglementarisme actuel qui vise à faire de la prostitution un « travail » et à donner des droits sociaux aux prostituées qui s’enregistrent, à éliminer le contrôle du crime organisé sur l’industrie, à éradiquer a prostitution des enfants, à améliorer les conditions de « travail » des prostituées, est évident. Cet échec est particulièrement reconnu par les autorités des pays concernés. En Allemagne, 1% seulement des 400 000 femmes prostituées (décomptées officiellement en mars 2006) (pour une actualisation de ces chiffres voir ici), ont signé un contrat avec les « hommes d’affaires » proxénètes. C’est ce contrat qui leur donne accès aux droits sociaux. A Amsterdam, la municipalité tente de fermer le tiers des bordels agréés, parce que le crime organisé les contrôle. Une organisation de défense des droits de l’enfant y constate une croissance très importante de la prostitution des enfants, évaluée en à 15 000. Enfin, les conditions d’exercice de la prostitution se sont dégradées plutôt qu’améliorées, sauf pour une infime minorité des personnes prostituées. Car la réglementation de la prostitution signifie dans les faits : criminalisation des personnes prostituées qui ne sont pas en règle (clandestines), relégation des personnes prostituées dans des zones de tolérance, généralement loin des regards, isolées (souvent dans des zones industrielles), et d’autant plus dangereuses, ou enfermement dans des bordels sous contrôle des proxénètes qui opèrent en toute légalité. La logique de ces bordels est de verrouiller au maximum toute possibilité d’échapper au circuit par un endettement permanent (prix de la pension ou du loyer, amendes, services vendus à des prix prohibitifs, etc).

Les personnes prostituées fuient en général ce système, seule une minorité d’entre elles y est soumise, la majorité étant insoumise ou clandestine. Ce fut le cas pendant le règne du système réglementariste en Europe occidentale du XVIIème siècle jusqu’à la Deuxième guerre mondiale. Ces lieux n’améliorent en rien la sécurité de leurs pensionnaires, bien au contraire, puisque le contrôle proxénète s’en trouve renforcé et l’impunité des prostitueurs accrue.

(NOTE DE RESSOURCES PROSTITUTION : SUR LES ÉCHECS RÉGLEMENTARISTES, RETROUVEZ TOUS NOS DOSSIERS ICI)

S – Le réglementarisme actuel, à la différence du réglementarisme victorien, prétend être inspiré par le souci de protéger les personnes prostituées et milite pour la défense d’un nouveau droit des femmes, le « droit de se prostituer ». Que pensez-vous de ce nouveau droit des femmes ?

RP – En effet, le système réglementariste actuel a été mis en place au nom des droits des personnes prostituées (ou de leur liberté de « se » prostituer) et jamais n’ont été invoqués les droits des clients prostitueurs, qui pourtant profitent largement de la légitimation de cette industrie. Pourtant, comme le souligne Catharine MacKinnon, aujourd’hui l’accès des hommes aux femmes, via le sexe tarifé, est « appelé liberté tant pour eux que pour elles », même si la « liberté » des hommes est rarement invoquée par les Etats réglementaristes.

Ce droit est pourtant celui de l’accès au corps et au sexe des femmes.

La mondialisation des marchés est, dans tous les textes internationaux ou européens, une valeur admise et commune. La marchandisation des êtres humains est autorisée, à la condition qu’elle ne soit pas abusive, ou qu’elle ne soit pas « forcée », sous certaines conditions. Des formes légales de la traite sont permises. La prostitution n’est plus considérée comme une forme d’assujettissement du sexe féminin aux hommes et au système patriarcal, elle est désormais un « droit » et une « liberté ». Les années 90 ont été caractérisées par la marchandisation sexuelle des femmes et des enfants au profit du système prostitutionnel et proxénète, au nom de la mise en œuvre de certaines modalités de sa régulation.

La prostitution, qu’elle soit légale ou illégale, n’est pas organisée pour les personnes prostituées, elle les marchandise ou les monnaye. Elle est organisée par un système proxénète en faveur des prostitueurs. Où sont donc les prostitueurs et les proxénètes dans les propos de ceux qui défendent la prostitution en tant que travail ? Au mieux, les proxénètes n’apparaissent que comme parties contractantes de l’échange, que comme clients. Ils ont le « droit » de consommer les personnes prostituées, puisque cela relève du droit contractuel bourgeois : c’est une entente conclue entre deux personnes consentantes (comme si la tierce personne, le proxénète, n’était jamais impliquée). Pourquoi ne pas défendre un autre choix du consommateur, celui de voir renouveler la marchandise périodiquement—la traite aux fins de prostitution ne sert-elle pas précisément à cela ? En effet, cette traite ne leur pose pas problème, puisqu’elle est considérée elle aussi comme « volontaire » et est assimilée à la migration de « travailleuses du sexe » ? Ils ont peut-être le droit aussi à une qualité supérieure de marchandise ? En Allemagne toutes les entreprises de 15 employés et plus , y compris les bordels, doivent maintenant obligatoirement « embaucher » des apprentis sous peine de pénalité financière ! Quel parent sensé encouragerait sa fille à suivre un apprentissage dans un Eros center ?

Le « droit » à la prostitution signifie une régression du statut des femmes et des enfants. Désormais, dans de nombreux pays dépendants, ainsi que dans ceux de l’ex-bloc soviétique, sous l’impact des politiques d’ajustement structurel et de l’économie de marché, les femmes et les enfants sont devenus de nouvelles « matières brutes » (new raw resources dans la littérature anglaise) exploitables et exportables dans le cadre du développement du commerce national et international. Des gouvernements, comme celui de la Thaïlande, n’ont pas hésité à parler de la « nécessité de sacrifier une génération de femmes » pour permettre le développement du pays. Ce qui montre bien ce que signifie ce « droit ».

S – En Europe, les Etats réglementaristes—Allemagne, Pays-Bas—fondent leur reconnaissance de la prostitution sur la distinction prostitution légale/traite illégale. Que pensez-vous de cette distinction ?

RP – Elle ne sert qu’à justifier la prostitution de dizaines voire de centaines de milliers de femmes et avalise la traite des femmes à des fins de prostitution. Définir la prostitution ou la traite aux fins de prostitution par la contrainte ou l’absence de contrainte, par le consentement ou l’absence de consentement, par sa légalité ou son illégalité implique qu’il n’est plus nécessaire d’analyser la prostitution en tant que telle : son sens, ses mécanismes, son inscription dans les relations marchandes et patriarcales, son rôle dans l’oppression des femmes, etc. La légitimation de la prostitution passe par cette opération de réduction libérale.

S – Vous dites que des complicités économiquement profitables existent à tous les niveaux partout où la prostitution est réglementée ; pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?

RP – Le gouvernement des Pays-Bas récolte de la prostitution non clandestine, en taxes et en impôts, un milliard d’Euros par année. Il est le principal proxénète du pays.

A l’échelle planétaire, prostitution et traite des femmes et des enfants ne sauraient donc être spontanées. Des mouvements de population qui concernent des centaines de milliers, voire des millions de personnes chaque année, supposent obligatoirement une organisation bien structurée, aux ramifications internationales, aux complicités innombrables, aux moyens financiers énormes, avec ses lots de recruteurs, de rabatteurs, de convoyeurs, de gardes-chiourme, de « dresseurs », de tauliers et de tueurs.

Pour illustrer, examinons l’industrie du tourisme de prostitution. Selon l’Unicef, il concernerait 10% des voyageurs internationaux en 2004, soit 71,5 millions de touristes sexuels.

Cette industrie est organisée comme n’importe quelle autre industrie. C’est un secteur dans lequel oeuvrent des particuliers, comme de grandes organisations. Dans certains cas, cette politique peut aller jusqu’à l’acceptation officielle du fait que tourisme est pratiquement synonyme de tourisme de prostitution. Le premier ministre par intérim du royaume de Thaïlande, Boonchu Rojanasathjen, a expliqué qu’il était nécessaire de créer de nouvelles attractions touristiques, « y compris dans des domaines de certains plaisirs jugés peut-être mal famés ». Le premier ministre Chatichai Choonhave enfonçait le clou en soulignant que « les touristes viennent ici parce que nos femmes sont si jolies ». A Madagascar, un personnage officiel a expliqué en 2006 à la radio qu’il fallait « encourager l’industrie nationale de la prostitution pour favoriser le développement d’un tourisme durable ».

Les accointances sont donc multiples ; elles vont jusqu’au plus haut niveau des sphères de l’Etat (gouvernement et fonction publique). En 1998, l’OIT estimait les revenus du tourisme sexuel en Thaïlande entre 33 et 44 milliards de dollars par année. Rappelons que c’est un général de l’armée royale de Thaïlande qui à l’aide d’un généreux prêt accordé, entre autres, par la Chase Manhattan Bank, a construit les premiers rest and recreation facilities et c’est sa femme qui a organisé les premiers tours sexuels pour les GIs engagés dans la guerre du Vietnam. L’accumulation du capital des autorités du pays s’est faite sur le dos des femmes et des enfants prostitués.

Là où la prostitution est considérée comme vitale pour le développement du pays comme là où la prostitution est réglementée, on assiste à une explosion de cette industrie et donc à une explosion des revenus accaparés.

La prostitution est une industrie où font fortune les vendeurs et les revendeurs qui sont acheteurs à tour de rôle. Comme pour n’importe quelle industrie ou n’importe quel commerce, une multitude de personnes profite des flux de marchandises » ; du souteneur en passant par l’intermédiaire, du recruteur au propriétaire de bordel, du douanier corrompu aux chaînes internationales d’hôtels, du chauffeur de taxi à la compagnie d’aviation, du policier à l’agence de voyages, du trafiquant à l’Etat qui engrange taxes et impôts. Même la famille peut y trouver son compte. Chacun reçoit une somme d’argent en lien direct ou indirect avec la prostitution des femmes et des enfants.

L’industrie de la prostitution représente 5% du produit intérieur brut des Pays-Bas, entre 1 et 3% de celui du Japon, et en 1998, l’OIT a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14% de l’ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de la Malaisie et des Philippines.

(NOTE DE RESSOURCES PROSTITUTION : notre dossier sur le tourisme sexuel ici)

S – Les meurtres en série de prostituées commis récemment en Angleterre ont mis en évidence le lien prostitution de rue/toxicomanie en Europe de l’Ouest—toutes les personnes prostituées assassinées étaient toxicomanes. Quelles réflexions vous inspire cette observation ?

RP – Au Canada vient de s’ouvrir le procès de Robert Pickton accusé de 26 meurtres de personnes prostituées de rue de Vancouver, la plupart d’origine autochtone. La réaction des journalistes, comme en Grande-Bretagne, était de demander à des experts si la légalisation de la prostitution assurerait une plus grande sécurité aux personnes prostituées. Un bon nombre d’experts étaient d’accord. Pourtant Jack l’Eventreur tuait des personnes prostituées dans un Royaume-Uni réglementariste.

L’enquête de Farley et Lynne sur les personnes prostituées de rue de Vancouver révélait que 68% des prostituées ne voyaient pas dans la légalisation de la prostitution une solution à leurs problèmes, y compris ceux qui relèvent de leur sécurité. Rappelons que c’est à Vancouver que le nombre de personnes prostituées disparues est le plus élevé au Canada. Les questions de sécurité y sont donc très importantes, mais malgré cela, la légalisation de la prostitution ne semble pas la solution aux yeux des principales concernées. En fait, les personnes prostituées désirent quitter la prostitution (95% selon la même enquête) mais la société ne leur offre pas les moyens de réaliser ce souhait. Parce que la société n’a pas développé de services permettant aux personnes prostituées de se réorienter ou de changer leur vie, elles n’ont souvent pas d’autre moyen de survivre que de rester ou de retourner dans la prostitution.

La prostitution de rue est associée à la toxicomanie. Un facteur doit pourtant être mis en évidence : la prévalence de l’usage de drogues est sensiblement plus élevée chez les personnes prostituées que chez les non-prostituées mais l’abus de drogue suit généralement l’entrée dans la prostitution plutôt qu’il ne le précède. A l’évidence, les drogues sont utiles aux personnes prostituées : elles leur permettent de supporter leur prostitution en renforçant notamment le phénomène de dissociation émotive. Mais la dépendance créée les entraîne à poursuivre sinon accélérer les activités prostitutionnelles dans des conditions de plus en plus risquées.

S – Dans votre livre, vous écrivez : « l’idéal pour le proxénète, c’est d’asseoir suffisamment son emprise pour que la personne prostituée devienne son propre garde-chiourme et en même temps, en vienne à revendiquer avec fierté son activité »

Sur les plateaux télé en France, Paris-Première, Odyssée etc, les seules personnes prostituées invitées qu’on entende sont celles qui disent être fières de se prostituer. Comment expliquez-vous le succès médiatique du discours de la « prostituée heureuse » ?

RP – Je n’ai pas écrit cela par hasard. A la suite de « La mondialisation des industries du sexe », j’ai rencontré beaucoup d’anciennes escortes qui voulaient faire état de leur expérience. Dans « Abolir la prostitution », j’ai voulu intégrer leurs témoignages. Certaines entendaient s’engager dans la lutte pour l’abolition de la prostitution et visaient à sensibiliser les jeunes. Enthousiastes, elles retournaient chez elles et après deux ou trois jours, me recontactaient pour me dire que c’était impossible, trop dur, qu’elles revivaient ce qu’elles voulaient absolument effacer de leur vie qu’elles avaient si difficilement reconstruites. Ces personnes qui ont réussi à révolutionner leur vie ne désirent pas apparaître publiquement.

Toutes celles que j’ai rencontrées ont cru qu’elles avaient fait un choix. Toutes ont voulu croire qu’elles avaient forgé elles-mêmes leur destin. Celles qui le croyaient toujours culpabilisaient incroyablement mais la plupart ne parlaient plus en termes de choix, cela n’expliquant rien dans leur prostitution.

De trop nombreux journalistes me téléphonent pour avoir accès aux témoignages de personnes prostituées. Ils n’arrivent pas à comprendre que la très grande majorité d’entre elles , même à visage brouillé et à voix déformée, refusent de se prêter à l’exercice du show médiatique. Non pas parce qu’elles n’ont rien à dire mais parce que cet exercice leur fera revivre le stress et l’angoisse subis dans la prostitution. Leurs souvenirs sont souvent incohérents, à l’occasion contradictoires, très souvent parcellaires. Elles se souviennent de la couleur des tapis ou des rideaux mais rarement des prostitueurs (en fait, sauf exception, ils sont intégrés dans un tout indifférencié : le client). Des images fortes les submergent, les rendent très émotives. Elles pourraient assurer aux journalistes que la prostitution est destructrice mais elles savent qu’ils ne se contenteront pas de cette affirmation. Ils veulent sortir le plus de jus possible d’elles tandis qu’elles veulent tirer un trait sur cette période de leur vie.

Le mal de vivre qui est le lot de ces personnes est ignoré au profit d’un discours plus racoleur et médiatique et surtout plus propice au libéralisme. Celles qui se disent heureuses de leur prostitution ont non seulement un discours plus vendeur médiatiquement, mais cette autojustification de leur prostitution qui leur permet d’affirmer qu’elles maîtrisent leur vie (ce qui n’est pas à minimiser), permet également aux bien-pensants, prostitueurs ou non, de croire que les femmes se prostituent parce qu’elles en retirent du plaisir, et pas seulement pour leur en procurer. Généralement, ce sont à peu près toujours les mêmes personnes prostituées qui sont invitées par les medias : c’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui acceptent de jouer ce jeu et d’être ainsi irrémédiablement définies par un statut qui, bien que promu, reste stigmatisé malgré tout.