– « Certains militants soi-disant de gauche ont besoin d’une leçon de féminisme radical »

Les soi-disant progressistes mâles adeptes de la « réduction des méfaits » ont besoin d’une leçon de féminisme et de radicalisme

par Meghan Murphy, le 20 avril 2015, blog Feminist Current

Tous droits réservés à ©Meghan Murphy, 2015.

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J’ai déjà mentionné les ratages du média progressiste Ricochet1 quand il s’agit de « la question des femmes », mais les critiques féministes n’ont apparemment pas dissuadé leurs auteurs masculins de pontifier au sujet des violences faites aux femmes, sans véritable reddition de comptes aux premières concernées.

Lundi dernier, Ricochet a publié un article de Brad Hornick2, membre du comité organisateur de la conférence « State of Extraction ». Ce comité a essayé de faire annuler le discours d’ouverture du journaliste d’enquête Chris Hedges3 à cet événement, parce que celui-ci avait osé défier l’industrie mondiale du sexe dans un article pour le magazine en ligne Truthdig4.

Hornick écrit :

Dans cet article, Hedges appuie la position des partisans de l’abolition, l’idée que le commerce du sexe devrait être éliminé par des formes de criminalisation.

Pour être clair, puisque cette déclaration l’est bien peu, Hedges s’est allié à un certain nombre d’organisations de femmes, de militant.e.s, de spécialistes, de féministes, de groupes de femmes autochtones et de gens sur le terrain qui considèrent que l’industrie du sexe cause un préjudice aux femmes – en tant qu’individues et en tant que classe – et qui préconisent le modèle nordique, qui décriminalise les personnes prostituées et criminalise les proxénètes et les clients prostitueurs. Il s’agit d’un féminisme socialiste global qui intègre des systèmes et des services pour aider les femmes à quitter l’industrie et qui travaille explicitement à instaurer l’égalité des sexes. Ce faisant, le modèle nordique est unique en son genre.

Hornick poursuit :

Tout en prétendant soutenir la position «féministe», Hedges est critique de beaucoup d’autres militant.e.s et organisations de première ligne qui sont radicales, féministes, présentes dans les quartiers chauds et qui travaillent à instaurer un programme de réduction des méfaits. Ce modèle s’efforce de réduire les répercussions sanitaires, sociales et économiques du travail du sexe sans nécessairement exiger l’abstinence de ce travail. Les préjudices graves associés au travail du sexe comprennent l’utilisation de drogue, la maladie, la violence, la discrimination, l’endettement, la criminalisation et l’exploitation.

Hornick place ici le mot «féministe» entre guillemets, inexplicablement puisque le modèle nordique est, en fait, le seul modèle expressément féministe qui existe face au système prostitutionnel. Par ailleurs, Hornick caractérise à tort le modèle de réduction des méfaits comme potentiellement radical, bien qu’il soit tout sauf cela.

Le mot radical vient du mot « racine ». Il signifie aborder la nature fondamentale de quelque chose. Au sein du mouvement féministe, «radical» désigne la lutte des femmes contre le patriarcat, racine de l’oppression des femmes. Les féministes que l’on appelle abolitionnistes adoptent une approche radicale de l’industrie du sexe qui est complète et cherche à aller au-delà des «solutions» superficielles qui négligent les raisons pour lesquelles les femmes entrent en prostitution et y deviennent piégées. Nous voyons la prostitution comme quelque chose qui existe en raison du pouvoir des hommes – le patriarcat – le perpétue et l’érige en modèle.

En contrepartie, la réduction des méfaits n’aborde pas la prostitution (ou quoi que ce soit, d’ailleurs) d’une manière complète ou radicale. L’intention des modèles de réduction des méfaits est plutôt de tenter de résoudre les problèmes les plus élémentaires et superficiels qui se présentent. Cela peut ressembler, dans le contexte de la toxicomanie, à un accès à des pipes à crack et à des seringues propres, ainsi qu’à des lieux sûrs pour les personnes toxicomanes. Dans le contexte de la prostitution, cela peut signifier distribuer des préservatifs aux femmes. Bien que ces efforts ne soient pas inutiles, ils ne cherchent pas à s’en prendre à la racine du problème. La réduction des méfaits ne demande pas pourquoi les gens deviennent accros (l’immense majorité des femmes toxicomanes ont subi une forme ou l’autre de violence au cours de leur vie); elle ne demande pas non plus avant tout pourquoi les hommes achètent du sexe ou si oui ou non nous voulons vivre dans un monde où ce comportement, celui des hommes, est acceptable.

Le modèle de réduction des méfaits perçoit le méfait comme une entité en soi, d’une manière superficielle, incomplète, qui n’inclut pas d’analyse féministe. Il ne tient pas compte des traumatismes psychologiques et émotionnels que vivent les femmes et les filles dans la prostitution, ni ne comprend, par conséquent, la dynamique de la violence.

Ces violences (et je parle par expérience personnelle ainsi que sur la base de ce que j’ai appris d’autres femmes et de la recherche féministe sur les relations marquées par la violence) ne se limitent pas aux agressions physiques. Si de nombreuses femmes vivent bel et bien de la violence physique dans les relations marquées par la violence, une grande partie de ce qu’elles vivent demeure invisible. C’est une des raisons pour laquelle nous, en tant que société, avons échoué à contrer efficacement la violence des conjoints. Nous ne comprenons pas pourquoi les femmes restent, nous ne comprenons pas pourquoi les femmes entrent dans ces relations en premier lieu, et nous ne comprenons pas pourquoi le traumatisme de telles relations se prolonge durant des années, parfois même durant toute une vie. Par exemple, ce qu’ont connu les enfants autochtones enfermé.e.s dans les pensionnats5 ne fut pas seulement la violence physique et sexuelle, mais aussi un traumatisme psychologique extrême dont beaucoup d’entre eux et d’entre elles n’ont jamais et ne pourront jamais récupérer. Ce que les femmes qui ont été dans la prostitution m’ont dit, c’est que ce qui leur a fait le plus mal n’était pas la violence physique qu’elles ont vécue, mais les comportements plus subtils des prostitueurs : la dégradation, la façon dont ces hommes leur parlaient, la façon dont ils les regardaient – ou ne les regardaient pas –, la façon dont ils les touchaient. Les femmes ayant un proxénète sont, pour l’essentiel, dans une forme de relation violente avec lui. Si nous devions tenter de répondre à la violence intrafamiliale dans une optique de réduction des méfaits, notre solution serait de nettoyer coupures et ecchymoses, mais, en bout de ligne, de traiter cette violence comme quelque chose que chaque femme choisit individuellement, de son propre gré et par conséquent, de refuser d’entraver le comportement de l’agresseur. En tant que féministes, nous voulons empêcher les hommes d’agresser les femmes – et pas seulement de tenter d’aborder la question une fois qu’il est trop tard, pas seulement de mettre de petits pansements sur ses blessures.

Et donc, en tant que féministes – des féministes qui adoptent une approche radicale de la prostitution – nous voulons également aller au-delà des fausses solutions, temporaires, superficielles. Nous voulons traiter l’industrie dans son ensemble, ainsi que les systèmes qui la soutiennent. Nous n’allons pas nettoyer la prostitution en surface, pour que les gens se sentent mieux au sujet de son existence ou pour nous assurer que les hommes ont un accès plus facile et plus sûr à des prostituées.

Hornick écrit : « Dans l’argumentation binaire de Hedges, il n’y a pas de réflexion nuancée sur la réduction des méfaits préconisée par les réglementaristes, qui viendrait tempérer son accusation accablante ci-dessus quant à l’autorisation de « violence physique contre une femme ». L’affirmation est paradoxale, parce que ce qui est clair, c’est que l’auteur n’a incorporé aucune « nuance » à sa compréhension de la violence masculine. S’il l’avait fait, il aurait pu se rendre compte que sa vision de « la violence » est plutôt naïve, pour ne pas dire peu sympathique et inhumaine.

Qu’est-ce que cela signifie de « réduire les méfaits » du patriarcat ? Eh bien, cette approche en est une qui est explicitement libérale – et pas entièrement dénuée de fondement ; je continue à croire que des féministes libérales peuvent faire un travail utile dans certains enjeux – ceux qui visent à créer de l’« égalité » en travaillant au sein du système. Cette approche souhaite que les femmes se sentent responsabilisées, au plan individuel, par les « choix » qu’elles effectuent, mais elle ne souhaite pas aborder le contexte dans lequel ces « choix » sont faits. Elle n’aborde certainement pas les raisons pour lesquelles les hommes violentent et exploitent les femmes, et tant qu’elle ne le fera pas, nous ne verrons jamais de fin aux violences faites aux femmes.

La réduction des méfaits, comme le note Erin Graham6, Ph.D., est une intervention médicale, censée réduire le désordre public, la mortalité et la morbidité. Il s’agit donc d’un modèle de santé publique. Il veille à ce que les pauvres demeurent pauvres mais ne répandent pas de maladies. Il veille à ce que les groupes marginalisés demeurent marginalisés, mais qu’ils restent contenus et ne posent pas de problèmes à la classe moyenne. Il ne traite pas la cause du méfait ou le genre de méfaits qui ne peuvent être constatés par des impacts physiques tels que les MST. Il protège les prostitueurs-clients et leur famille des MST, mais ne protège pas les femmes que ces hommes paient pour violenter. Il évite certainement d’aborder et d’interpeller les comportements masculins.

Dans sa thèse7, « Plus que des préservatifs et des sandwiches : Une enquête féministe sur les des promesses contradictoires des approches de réduction des méfaits de la prostitution », Graham écrit, au sujet des stratégies de réduction des méfaits préconisées par les organisations comme The Pivot Society : « Cet effacement volontaire de la responsabilité des hommes pour la misère des femmes, et la notion que la prostitution est ‘le plus vieux métier du monde’ construisent l’idée contradictoire que la prostitution est quelque chose que les femmes choisissent. » Pour d’éviter d’avoir à « effectivement faire quelque chose pour changer les conditions structurelles de la vie des femmes », explique Graham, ces groupes tentent plutôt de présenter la prostitution comme non seulement inévitable, mais simplement un métier comme un autre – un métier qui peut être rendu « sûr » par des stratégies non intrusives de « réduction des méfaits ». La prostitution devient, alors, non une source d’oppression ou de violence mais plutôt une option d’emploi viable pour des femmes désespérées (à qui on n’offre, bien sûr, aucune autre option.)

Hornick qualifie de « vitriolique » le récent article de Hedges, « Une gauche putassière »8 – et peut-être ce texte l’est-il, envers les hommes qui ne veulent pas entendre la vérité sur leurs frères et qui ne veulent pas être tenus responsables pour leur collusion dans notre oppression en tant que femmes. Hornick prétend que la position de Hedges a créé un « espace d’insécurité » pour tout « dialogue », qui illustre son approche à l’enjeu de l’industrie du sexe et, plus largement, du pouvoir des hommes.

Mais ce débat n’est ni rangé, ni propret, ni « protégé ». Il est brouillon. Il est dérangeant. Il est douloureux. Les hommes qui réclament une « espace protégé » (safe space) où discuter de notre libération, ou plutôt, la meilleure façon de mettre un petit pansement sur notre souffrance très réelle, en tant que classe, sont des hommes qui ne comprennent pas – ou ne se soucient pas de comprendre – les vrais enjeux et la façon dont ces questions affectent nos vies bien réelles, en tant que femmes.

Est-ce que le port de préservatifs va réduire l’impact du viol ? Si nos partenaires nous violentent sans laisser de marques, allons-nous sentir plus en sécurité ? Si nos pères ou frères ou oncles commettent l’inceste, mais dans la sécurité de nos maisons, et s’ils nous nettoient après-coup, pourra-t-on parler de réduction des méfaits ? Si je « consens » à laisser un homme me pénétrer parce que, si je ne le fais pas, je n’arriverai pas à payer mon loyer, mais qu’il ne me donne pas la chlamydia en le faisant, est-ce que cela signifie ce qui m’est arrivé est OK ? Que je devrais me sentir bien à ce sujet ? Que la société devrait se désintéresser de la question ? Je me demande pourquoi est-ce que les partisans de la réduction des méfaits considèrent que l’agression sexuelle blesse les femmes ? Sont-ce ses conséquences physiques ou son traumatisme durable mental et émotionnel ? Et s’ils et elles comprennent la réalité du viol et de la violence, pourquoi est-ce qu’ils refusent d’admettre que les méfaits de la prostitution ne peuvent être résolus par des préservatifs et des bordels ?

Hornick geint que « la conférence de Hedges aurait dû être précédée par un avertissement de ‘propos déclencheurs’ ». Je me demande bien pourquoi ? Trop de mots désagréables ? Ou trop de réalité inconfortable ?

J’imagine que Hornick et les gens de son acabit ont déjà tourné le dos, qualifiant cet échange de « trop vulgaire » pour leurs délicates sensibilités. Mais je ne peux qu’espérer que les discussions abordant la subordination des femmes et les violences exercées contre elles « déclenchent » bel et bien quelque chose en eux. La vérité choque, dit-on… et un « espace protégé » est une chose que j’espère ne jamais offrir aux hommes qui souhaitent parler de la violence infligée aux femmes. La notion d’« espace protégé », comme je l’ai écrit ailleurs9, semble être surtout soulevée de nos jours, quand des « progressistes » souhaitent silencier des personnes et des positions qu’ils ou elles trouvent désagréables.

Je salue les hommes qui sont prêts à parler vrai au sujet du pouvoir et de la violence masculine. Tant que les hommes qui le font écoutent les féministes, apprennent d’elles et qu’ils n’essaient pas d’adopter la voie la plus facile – celle de la politique du moindre effort.

Hornick conclut en affirmant ceci :

Les hommes doivent afficher l’humilité d’un allié masculin en présence de préoccupations différentes des femmes et se renseigner de bonne foi sur les expériences vécues de ces femmes…

… Les plus importantes de ces voix sont bien sûr celles des femmes qui continuent à faire face à la violence au quotidien (et celles des femmes qui les soutiennent) en raison de la violence mâle et des structures d’oppression masculine, dont le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme. Mon profond espoir est que l’effet prépondérant de la conférence State of Extraction, y compris les contributions de Hedges, les débats et le réseautage effectué après-coup, et tout ce que nous avons collectivement appris de tout cela, appuiera les voix de ces femmes.

À ce titre, je soutiendrais personnellement qu’il est temps la gauche masculine cesse d’expliquer en quoi la violence dont elle est complice est trop dérangeante ou offensante à discuter. Il est temps, comme Hedges l’a lui-même réclamé, que la gauche cesse de se rabattre sur un discours libéral qui fait l’impasse sur les structures mêmes de l’oppression et qui se limite à des paroles vides dans les solutions libérales que propose Hornick. Ils doivent arrêter de nous enseigner la meilleure façon de balayer le patriarcat sous le tapis ou le rendre tolérable. Si Hornick et ses acolytes de Ricochet ne comprennent pas la dynamique de la violence et des systèmes imbriqués du patriarcat, du colonialisme et du capitalisme, sans parler du sens de termes comme « féminisme » ou « radical », ils devraient peut-être envisager de peser un peu moins lourd dans ce débat.

1 : http://feministcurrent.com/tag/ricochet/

2 : https://ricochet.media/en/411/whose-conference-is-this-anyway

3 : http://feministcurrent.com/11066/sex-work-advocates-attempt-to-no-platform-journalist-chris-hedges-after-damning-sex-industry-report/

4 : http://www.theglobeandmail.com/globe-debate/theres-nothing-safe-about-silencing-dissent/article23667724/

5 : http://www.cbc.ca/radio/thecurrent/the-current-for-april-16-2015-1.3035375/residential-school-survivor-augie-merasty-we-were-treated-like-animals-1.3035403

6 : https://www.youtube.com/watch?v=6iC6LYuhiVE

7 : https://circle.ubc.ca/bitstream/handle/2429/50163/ubc_2014_september_graham_erin.pdf?sequence=1&hc_location=ufi

8 : https://ressourcesprostitution.wordpress.com/2015/04/03/une-gauche-putassiere-sur-une-certaine-gauche-et-la-prostitution/

9 : http://www.theglobeandmail.com/globe-debate/theres-nothing-safe-about-silencing-dissent/article23667724/

Texte original : http://feministcurrent.com/11588/male-progressives-who-support-harm-reduction-need-a-lesson-in-feminism-and-in-radicalism/#comment-259950