– Des proxénètes à l’ONU : « Un scandale pour les droits humains » par Kat Banyard

« Un scandale pour les droits humains »

Par Kat Banyard, autrice de Pimp State: Sex, Money and the Future of Equality, à paraître en 2016.

Mercredi, 14 octobre 2015

Original: A Human Rights Scandal – http://www.faber.co.uk/blog/a-human-rights-scandal-by-kat-banyard/

Image : Sur le bras de la survivante Mia de Faoite est tatouée la date où elle a quitté la prostitution

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La vice-présidente d’un organisme qui a officiellement conseillé une instance supérieure de l’ONU sur sa politique en matière de prostitution a été emprisonnée au début de l’année après avoir été reconnue coupable de traite à des fins sexuelles. Pourquoi diable Amnesty International est-il sur le point d’adopter ses propositions politiques?

Le jeudi 12 mars 2015 à Mexico, Alejandra Gil, 64 ans, a été reconnue coupable de traite et condamnée à quinze ans de prison. Gil aurait commandé une opération de proxénétisme qui exploitait environ 200 femmes. Connue sous le nom de «Madame de Sullivan», elle était l’une des maquerelles les plus puissantes de Sullivan Street, un quartier de Mexico où prolifère la prostitution. Gil et son fils étaient liés aux réseaux de trafiquants de l’État de Tlaxcala, qualifiée d’«épicentre du trafic de sexe» au Mexique.

Madai, une femme de 24 ans amenée par la traite à Mexico, était l’une des personnes à témoigner contre Gil. Parlant à un journaliste au Mexique, elle a dit, «la fonction [de Gil] était de nous surveiller depuis sa voiture. Son fils ou elle nous emmenaient dans les hôtels et nous facturaient des frais. Elle tenait des livres. Elle avait une liste où elle notait tout. Elle y inscrivait même la durée de nos prestations.» Madai a rencontré son trafiquant à l’âge de 19 ans. «Il m’a fait la cour, je suis tombée amoureuse, et je croyais tout ce qu’il me disait. Que j’irais vivre avec lui, qu’il m’épouserait…C’est lui qui m’a livrée à Alejandra Gil et à son fils.» Héctor Pérez, l’avocat des victimes dans le procès de Gil, m’a dit que celle-ci avait écopé de 15 ans parce qu’elle «recevait les victimes de la traite et les trompait pour les exploiter par l’exercice de [la prostitution].»

En plus de ses tâches quotidiennes de proxénétisme, Alejandra Gil avait comme autre activité la présidence d’APROASE, une ONG qui disait plaider pour les droits des personnes prostituées mais qui, dans la pratique, servait de couverture utile à son opération de proxénétisme. Et jusqu’à l’arrestation de Gil l’année dernière, la «Madame de Sullivan» était vice-présidente d’une organisation appelée le Global Network of Sex Work Projects (NSWP).

Le NSWP n’est pas un groupe marginal. En 2009, ONUSIDA lui a confié la co-présidence de son Groupe consultatif sur le VIH et le travail du sexe». ONUSIDA est l’organisme international chargé de la direction des efforts mondiaux visant à inverser la propagation du VIH, et le groupe consultatif a été créé pour «examiner et participer à l’élaboration de la politique d’ONUSIDA, de ses documents de programme ou de plaidoyer, ou de ses déclarations officielles.» Alejandra Gil est aussi personnellement désignée dans un rapport de 2012 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur le commerce du sexe à titre de «spécialiste» qui a consacré «temps et expertise» au développement de ses recommandations. Le logo de NSWP figure sur la page frontispice de ce document, aux côtés des logos de l’OMS, ONUSIDA et le Fonds des Nations Unies pour la population.

Amnesty International fait également référence au NSWP et au Groupe consultatif qu’il co-présidait dans son projet de politique appelant à la décriminalisation des bordels – une proposition qui a été condamnée par les survivantes de la prostitution et les groupes pro-égalité partout dans le monde, dont les organisations SPACE International, Women’s Aid et la Coalition Against Trafficking in Women. La politique d’Amnesty, qui doit être finalisée ce mois-ci, cite «des organisations des droits de l’homme» qui approuvent sa proposition : «Surtout», écrit AI, «un grand nombre d’organisations et de réseaux de travailleurs du sexe, y compris le Global Network of Sex Work Projects, appuie la décriminalisation du travail du sexe.»

Comment cela a-t-il pu se produire? Comment une proxénète a-t-elle pu se retrouver commandant en second d’une organisation internationale ayant officiellement statut d’informatrice d’agences des Nations Unies sur la politique de la prostitution et être citée comme référence faisant autorité dans le projet de politique d’Amnesty International? Et est-ce que la «Madame de Sullivan» a mis de côté ses intérêts de proxénète quand elle adressait des exigences aux gouvernements et à des institutions internationales au nom du NSWP?

Elle n’a pas eu à le faire. NSWP fait campagne pour la décriminalisation des «tierces parties» de la prostitution. Cette catégorie comprend, déclare-t-il, «les gestionnaires, les tenanciers de maisons closes … et toute autre personne qui est considérée comme facilitant le travail du sexe» [i]. L’organisation souligne également que «les travailleurs du sexe peuvent être des employés, des employeurs, ou participer à toute une gamme d’autres relations de travail.» [ii] Selon la politique du NSWP, Alejandra Gil était, à titre de proxénète, une «travailleuse du sexe» dont le rôle précis dans l’industrie était celui de «manager». L’organisation milite pour que le proxénétisme et la tenue de bordels soient légalement reconnus comme un travail légitime. Pour remplir son rôle en tant que vice-présidente du NSWP, Gil n’a pas eu à masquer ses intérêts comme proxénète, elle détenait le mandat pour les promouvoir.

Ces intérêts ont été promus avec un succès étonnant par l’intermédiaire de certaines des institutions les plus renommées au monde de défense des droits de la personne. Un événement survenu en 2007 permet de comprendre la façon dont le groupe de Gil a réussi son coup. Cette année-là, ONUSIDA a publié une «Note d’orientation» sur la façon dont les pays devaient réagir à la crise du VIH dans le contexte du commerce de la prostitution. L’organisme onusien a alors conclu, à juste titre, que pour lutter contre la crise du VIH, il était important de s’attaquer à la demande de prostitution: «il est possible et opportun d’instaurer un changement social, et conséquemment un changement de comportement chez les hommes, afin de réduire la demande de travail du sexe.» Sans surprise, cette recommandation fut mal accueillie par l’organisation de Gil, qui exprima sa «préoccupation», par le biais d’un groupe de travail, à propos de «l’accent mis sur la réduction de la prostitution» dans le rapport. [iii].

Inexplicablement, ONUSIDA a réagi en désignant le NSWP – qui fait ouvertement la promotion du proxénétisme et de la tenue de bordels comme un «travail» ordinaire – comme co-président de son nouveau Groupe consultatif sur le VIH et le travail du sexe. Une version révisée de la Note d’orientation de l’ONUSIDA fut dûment publiée, qui comportait cette fois un annexe préparé par le Groupe consultatif. On pouvait y lire la recommandation suivante : «Les États devraient se distancier de toute criminalisation du travail du sexe ou d’activités qui y sont associées. La dépénalisation du travail du sexe devrait inclure la suppression des lois et des sanctions pénales pour l’achat et la vente du sexe, la gestion des travailleurs du sexe et des bordels, et les autres activités liées au travail du sexe.» Ce rapport est maintenant devenu la référence obligée des organisations qui multiplient les pressions sur les gouvernements en vue de faire légaliser le proxénétisme et la tenue de bordels.

Le modèle juridique préconisé par le NSWP – la décriminalisation complète du commerce du sexe – est la politique dont les dirigeants d’Amnesty International ont voté l’approbation en août et qu’ils prévoient adopter comme politique officielle ce mois-ci. Amnesty maintient que leur politique est le résultat de deux années de recherche et que c’est la meilleure option disponible pour protéger les droits humains des personnes que certains hommes paient pour du sexe. Ayant moi-même passé les deux dernières années en recherches sur le commerce du sexe en préparation d’un livre, je peux dire avec assurance que suggérer que les chercheurs d’Amnesty ont «légèrement raté leur cible» est bien peu dire pour désigner la parodie que constitue le projet de politique de l’organisation. La tenue de bordels, le proxénétisme et l’achat de sexe sont des formes d’exploitation sexuelle commerciale. Amnesty International est sur le point d’appeler à la dépénalisation d’une forme de violence contre les femmes, en autorisant les États à assumer un rôle semblable à celui d’un proxénète, par la sanction et l’homologation de maisons closes, et l’imposition fiscale des femmes qui s’y retrouvent.

Comme l’écrit Esohe Aghatise, directrice de la lutte contre la traite à l’organisation Equality Now : «Il est choquant qu’un trafiquant condamné puisse influencer une politique, qui est, en soi, incompatible avec les droits humains et le droit international. Nous devons mettre fin à la demande qui alimente la traite à des fins sexuelles, plutôt que de dépénaliser ceux qui profitent de l’exploitation d’autrui. Les agences des Nations Unies ont besoin de clarifier d’urgence leur position sur le commerce du sexe, en particulier à la lumière de ces nouveaux éléments de preuve accablante.»

Il ne fait aucun doute que les personnes que l’on paie pour du sexe devraient être totalement décriminalisées. Mais ceux qui les exploitent sexuellement – les proxénètes, tenanciers de bordels et acheteurs de sexe – ne doivent pas l’être. Ce sont des agresseurs, et non des entrepreneurs ou des consommateurs. Mia de Faoite, une survivante de la prostitution, m’a dit personnellement : «J’ai quitté la prostitution complètement détruite comme être humain et je n’arrive pas à concevoir comment ce niveau de violence peut être sanctionné et considéré comme un ‘travail’.»

Le fait que la trafiquante condamnée Alejandra Gil et son organisation aient été aussi étroitement impliquées dans les processus décisionnels d’agences de l’ONU n’est rien de moins qu’un scandale en matière de droits de la personne. De toute évidence, ONUSIDA doit mener de toute urgence un examen transparent et approfondi de toutes les politiques que le NSWP a orientées, et enquêter sur la façon dont cela a pu arriver. Quant à Amnesty International, il serait odieux de voir l’organisation poursuivre son appel à une dépénalisation complète de l’industrie du sexe, parce qu’il ne devrait pas être nécessaire d’attendre une condamnation pour traite d’une des principales promotrices de la légalisation par les États des bordels et du proxénétisme, pour reconnaître qui en tire bénéfice.

Traduction : Martin Dufresne