– Alisa, survivante : « Il faut dire la vérité sur les clients prostitueurs »

On n’a pas besoin de racheter la réputation des prostitueurs – on a juste besoin de dire la vérité à leur sujet

ALISA BERNARD,

le 23 septembre 2016 sur

http://feministcurrent.com

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King County Sheriff John Urquhart at a news conference where criminal charges are announced Thurs., Jan. 7, 2016, in Seattle against the operators of an online review board where men can view prostitution ads and post reviews about their sexual experiences with women involved in prostitution. Law enforcement said this display shows a victim from Korea. (Ken Lambert / The Seattle Times)

Légende : Le shérif John Urquhart du comté de King, à Seattle (Oregon), à une conférence de presse de janvier 2016 où il a annoncé le dépôt d’accusations pénales contre les opérateurs du site internet thereviewboard.net, où les hommes pouvaient consulter des annonces de prostitution et afficher des évaluations des femmes qu’ils avaient achetées. L’écran illustré concerne une Coréenne victime de la traite. (Photo : Ken Lambert / The Seattle Times)

Il semble que les véritables victimes de la traite sexuelle soient les acheteurs de sexe… Selon un article publié récemment par Elizabeth Brown dans la revue Reason, nous devrions prendre en pitié ces hommes – injustement vilipendés et incités au suicide pour l’acte inoffensif d’exploiter et de violenter des femmes marginalisées.

Brown prend comme exemple le cas de Sigurds Zitars, un comptable à la retraite de 62 ans qui utilisait sur internet le pseudonyme de « Tahoe Ted ».

Zitars est un acheteur de sexe qui gérait un forum en ligne appelé The Review Board (TRB), où des prostitueurs pouvaient passer en revue (avec détails explicites) les femmes qu’ils achetaient – imaginez un site de recommandations comme Yelp… au sujet des corps de femmes prostituées. Mais sous ce forum déjà sordide se cachait quelque chose d’encore plus sombre : un deuxième forum voué à la promotion d’un réseau de traite sexuelle qui vendait des jeunes coréennes à des américains. Ces femmes étaient annoncées et mises à la disposition d’un groupe d’acheteurs de sexe qui s’appelaient « La Ligue ». Le TRB et le forum de La Ligue ont été fermés en janvier dernier par les forces de l’ordre, et plus d’une douzaine de membres de la Ligue, dont Zitars, ont été accusés de promotion de la prostitution, un crime sans circonstances aggravantes (assorti de peines très légères, mais qui constitue néanmoins une accusation pénale). Il s’agit d’une cause historique puisqu’aucun acheteur de sexe tarifé n’a jamais, à ma connaissance, été tenu responsable de cette façon pour la violence que ces hommes perpétuent. Zitars a plaidé coupable à trois chefs d’accusation de promotion de la prostitution, un délit punissable de jusqu’à 30 jours de placement à l’extérieur de la prison, 30 jours de service communautaire ou 45 jours de détention à domicile avec bracelet électronique, la participation à un cours d’intervention de 10 semaines destiné aux acheteurs de sexe après leur condamnation, et une amende maximum de 3000 $.

Après avoir reçu sa peine, Zitars s’est suicidé le 22 août. Madame Brown cite son avocat, Zachary Wagnild, qui a dit :

« Je ne peux prétendre connaître tous les éléments ayant contribué à la décision de Sigurds. Je sais cependant qu’il avait perdu beaucoup de membres de sa famille au cours des dernières années et qu’il a trouvé très pénible d’être faussement dépeint comme un exploiteur insensible des femmes. »

Brown nous sert un éloge funèbre de Zitars en assemblant diverses citations, en impliquant que c’est la tentative de tenir cet homme redevable de ses actes qui l’a tué. Elle cite un coaccusé anonyme, qui prétend que Zitars « n’était ‘coupable’ de rien de plus que de l’exercice de son droit à la liberté d’expression en gérant un forum public de discussion en ligne – sans gain financier ».

Brown conclut avec une autre citation de Wagnild : «[Zitars] était un homme qui avait quitté son emploi pour prendre soin de membres de sa famille qui étaient en phase terminale… c’est ainsi que se souviendront de lui les gens qui l’ont réellement connu. »

Notre culture a l’habitude de fournir des excuses aux comportements fautifs des hommes, pour tenter d’effacer ces gestes. On dit des choses comme « Il a peut-être battu sa femme comme plâtre pendant des années, mais il a toujours été là pour ses enfants », « Bien sûr, il achète à l’occasion du sexe, mais il pourvoit aussi aux besoins de sa famille », « Il harcèle sexuellement des femmes au travail, mais il donne tant d’argent à des œuvres caritatives! » Si la société cherche à fermer les yeux sur des hommes comme Zitars, je refuse personnellement de le faire.

Je connaissais cet homme, et ce n’était pas un chic type, peu importe ce que Brown voudrait nous faire croire. Une « travailleuse du sexe » autoproclamée a même déclaré le 7 janvier, sur le réseau Twitter, quelques heures après la saisie de TRB par la police  : « Je ne pense pas que quiconque nie que Ted [Zitars] était un trouduc agressif. » Excuser l’achat de sexe et la promotion de la prostitution par Zitars sous prétexte qu’il manifestait des bribes d’humanité dans sa vie normale équivaut à dire à toutes les femmes qu’il a victimisées que personne ne se soucie de leur souffrance.

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Je suis toujours attristée d’entendre que quelqu’un a attenté à ses jours. J’ai constaté de première main les dégâts que le suicide peut entraîner pour une famille et une communauté. Mais nous devons tout de même dire la vérité sur qui était cet homme particulier : un produit du patriarcat, un trafiquant, un type qui pensait pouvoir continuer à acheter du sexe sans conséquence pour aussi longtemps qu’il le voulait. Sa mort ne change rien pour moi ou d’autres survivantes comme moi, dont le vécu est effacé par ce genre d’éloges funèbres.

J’ai commencé à vendre mon sexe pour trouver un endroit où dormir et une protection à l’époque où j’étais jeune fugueuse, et je suis officiellement entrée dans la prostitution par nécessité vers l’âge de 18 ans. J’étais pauvre et j’avais un copain dépendant et sa fille à nourrir. J’accordais peu d’importance à ma vie et, comme la plupart des femmes qui ont été dans la prostitution, j’avais été agressée sexuellement au cours de mon enfance. Comme le sexe n’avait jamais été pour moi autre chose qu’un mode de survie, il m’a été facile d’entrer formellement dans la prostitution – c’était plus un pas de côté qu’un saut en avant. J’ignorais que ce pas me jetterait en bas d’une falaise, et Zitars été plus qu’heureux de faciliter mon lent plongeon suicidaire. Je me souviens encore de son regard concupiscent sur ce qui était alors mon corps d’adolescente, comme si c’était un morceau de viande livrée sur un plateau à sa consommation. Il me faudra des années pour me remettre d’avoir été achetée par des hommes innombrables : je déteste toujours me retrouver nue et je ne suis pas certaine d’arriver un jour à comprendre comment communiquer réellement avec quelqu’un au plan intime. Je ne pensais jamais atteindre l’âge de 25 ans, encore moins mes 33 ans actuels, et maintenant que je suis ici, je ne sais pas quoi faire ou comment vivre réellement.

 Les femmes meurent depuis des siècles dans la prostitution, aux mains des proxénètes, des acheteurs et des trafiquants, et la société ne s’en est jamais préoccupée suffisamment pour y mettre un terme. Les femmes piégées dans la prostitution connaissent des taux élevés de suicide en raison de cette prostitution. Celles qui sont encore dans ce milieu, ainsi que celles qui ont quitté la prostitution, portent un fardeau de stigmatisation et de honte qui ne leur revient pas. Pourtant, on nous dit que ce sont des prostitueurs et des trafiquants que nous sommes censées prendre en pitié…

Les hommes (qui sont l’immense majorité des acheteurs de sexe) ont longtemps réussi à éviter d’être tenus responsables de leurs actions et des dommages qu’ils ont causés. Mais maintenant que nous prenons des mesures bien modestes en vue de mettre en lumière les comportements des prostitueurs, on voit des défenseurs de l’industrie comme Mme Brown agir comme si le monde venait de perdre un grand héros. C’était un acheteur de sexe et un exploiteur : pourquoi glorifier ou tenter de racheter sa personnalité?

Il est compréhensible de porter le deuil d’une personne que l’on a connue, mais je refuse de mettre des lunettes roses simplement parce qu’un salaud est décédé. Je vais plutôt me souvenir de Zitars comme il était lors de la première nuit où je l’ai rencontré. C’était une de mes premières participations à un événement du Review Board, et il était affalé dans une cabine donnant sur une piste de danse remplie des « distractions » de la soirée : un groupe de jeunes prostituées en jupes courtes, dont les corps (probablement) narcodépendants suaient, se balançaient et se tordaient devant lui. Je me rappellerai que, par crainte d’obtenir un avis négatif (et par conséquent être chassée de TRB), les femmes réduisaient leurs honoraires ainsi que leurs limites pour Zitars ou tout autre membre de son cercle d’intimes. Même dans mon déni de la spirale où je m’enfonçais, je voyais Zitars comme un enfant malade décidant de quel jouet il mettrait à sa main.

Je me souviendrai de Zitars comme du type qui a facilité l’achat et la vente de mon corps par d’innombrables hommes grâce à son Review Board, et je me souviendrai de lui comme d’un homme qui a encouragé la normalisation de l’objectification sexuelle des femmes.

Mon seul regret au sujet de Zitars est qu’il n’a pas vécu assez longtemps pour être tenu redevable de ses actes. Plutôt que de pleurer cet homme, je vais pleurer les femmes qu’il a exploitées, les femmes à qui on ne rendra jamais justice pour les torts que Zitars leur a causés.

Les nombreux souvenirs que j’ai de cet homme, et de tous les autres hommes qui m’ont achetée, sont des images qui vont demeurer avec moi pour le reste de ma vie. Ces images me hantent encore, malgré le fait que Zitars lui-même ne peut plus me nuire.

Donc, non, je ne garderai pas de Zitars l’image de victime innocente que dépeint madame Brown. Je me souviendrai de lui pour ce qu’il était : un homme très tordu et amer à qui la société a appris à déshumaniser les femmes, parce que cette société se soucie plus du besoin d’un homme pour un « câlin » que de mon besoin de survivre.

Alisa Bernard est consultante pour des ONG auprès de qui elle promeut des services et des politiques guidées et informées par des survivantes. Elle-même survivante de la prostitution, elle puise à même son vécu pour défendre les droits des femmes.

Version originale : http://www.feministcurrent.com/2016/09/23/dont-need-redeem-reputations-johns-need-tell-truth/

Traduction : Martin Dufresne pour Ressources Prostitution

Corrections et mise en page : Lise Bouvet pour Ressources Prostitution

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