– « Pourquoi il ne faut pas qualifier la prostitution de « travail sexuel » »

Sarah Ditum

Pourquoi il ne faut pas qualifier la prostitution de « travail sexuel »

New Statesman, 1-12-2014

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Lorsque nous parlons de « travail sexuel », nous souscrivons à l’idée que le sexe est un travail pour les femmes et un loisir pour les hommes, les hommes qui ont le pouvoir social et économique de se comporter en classe de patrons en matière de rapports sexuels. Et le pire, c’est que nous acceptons que le corps des femmes existe comme une ressource à utiliser par d’autres personnes.

Daisy avait 15 ans quand elle a écopé de sa première amende pour prostitution. Elle raconte à peu de gens cet élément de ses antécédents, pour ne pas qu’il devienne une partie de son présent (tous les détails identifiants ont été modifiés dans cet article). Cela fait d’elle l’une des femmes que vous n’entendrez pas dans les débats entourant l’industrie du sexe.

Les décideurs et les féministes se font régulièrement dire d’« écouter les travailleuses du sexe », mais l’on gagne à se rappeler que l’on ne peut entendre que celles qui sont prêtes à parler, et que plus une femme a souffert, moins elle est susceptible de vouloir revenir là-dessus publiquement. Il est probable que des vedettes comme Brooke Magnanti (auteure de Belle de Jour) et Melissa Gira Grant (auteure de Playing the Whore) peuvent devenir des apologistes de la prostitution en partie parce que leurs expériences, généralement bénignes, sont inhabituelles. Rangées face à elles sont les femmes qui s’identifient comme « survivantes », dont Rachel Moran et Rebecca Mott. Pour ces femmes, la vente de sexe n’a été que traumatisme, et revenir sur ce traumatisme fait partie de leur vie publique en tant que militantes. Il s’agit d’un tribut lourd à payer pour quiconque, et c’en est un que refuse Daisy, que j’ai rencontrée par l’intermédiaire d’un organisme de charité œuvrant contre les violences faites aux femmes: « Je refuse de construire ma carrière sur le fait d’être une ‘ex’ ceci ou cela. Ce n’est pas une étiquette que je souhaite porter. »

Les mots ont énormément d’importance lorsque nous parlons de la prostitution. Il existe actuellement une campagne pour amener l’agence de presse Associated Press à supprimer le substantif « prostituée » de l’édition 2015 de son Guide de rédaction de nouvelles. Il est clair que son utilisation comme synonyme destructeur et dégradant du mot « femme » est à proscrire. En 1979, des détectives à la poursuite du serial killer « Yorkshire Ripper » ont ostensiblement décrit certaines des femmes qu’il avait tuées comme des victimes « innocentes », contrairement à celles qu’ils ont identifiées comme « des prostituées ». Dans une extraordinaire supplique personnelle adressée à ce nouvel Éventreur, le service de police du West Yorkshire lui a promis de « continuer à arrêter des prostituées », ce qui implique qu’ils faisaient corps avec l’assassin quant à l’opportunité de punir certaines femmes, même s’ils préféraient le cadenas au marteau et au tournevis affûté. (Sans surprise, cette accolade à sa motivation ne convainquit pas Sutcliffe de se rendre : il tua deux autres femmes avant d’être finalement appréhendé.) En 2006, la police d’Ipswich – une banlieue londonienne – se mit en chasse d’un autre tueur en série qui ciblait des prostituées, mais cette fois, le langage utilisé fut différent : les victimes n’étaient plus appelées des « prostituées », mais simplement des « femmes ». Ce petit changement avait de l’importance : les circonstances de vie des femmes étaient pertinentes à l’enquête, mais n’étaient plus présentées comme une justification de leur mort.

Les personnes qui se décrivent comme lobbyistes des droits des personnes prostituées veulent voir l’expression « sex worker » (travailleur ou travailleuse sexuelle) adoptée par le Guide de rédaction de l’AP; je suis cosignataire d’une lettre ouverte demandant à l’AP de rejeter cette demande. Qu’y a-t-il donc d’inexact à parler de « travailleurs sexuels »? Tout d’abord, c’est un terme délibérément vague. Il englobe les femmes qui font le trottoir et les escortes, les strip-teaseuses et le téléphone rose, les dominatrices et les vendeurs de sex toys – et même leurs patrons respectifs. De toute évidence, ces activités ne sont pas toutes les mêmes, et toute théorie ou législation qui tente de les traiter comme identiques est passible de s’enliser sur l’objection que le travail sexuel n’est pas tout ça.

De plus, la notion de « travail sexuel » est soigneusement agnostique à l’égard du genre : l’expression « prostituée » est tellement enracinée dans le féminin qu’il est nécessaire de préciser « homme prostitué » quand on parle d’un homme, alors que le générique « travailleur ou travailleuse sexuelle » suggère aussi bien une femme qu’un homme. Cela peut refléter une bonne intention, mais l’effet est trompeur : la vaste majorité des personnes prostituées sont des femmes, alors que les acheteurs de sexe sont presque exclusivement des hommes. Quand il s’agit de prostitution, la neutralité de genre est mensongère.

Mais tout en étant excessivement large, le terme de « travail sexuel » est trop étroit: il comprend beaucoup plus que la vente de sexe, mais surtout, il exclut toutes les personnes qui vendent ou ont déjà vendu du sexe mais ne se reconnaissent pas comme « travailleurs sexuels ». Daisy est l’une d’entre elles. Quand je lui demande si elle se qualifierait de travailleuse sexuelle, sa réponse est véhémente: «Je n’utiliserais jamais cette expression. Aucune femme n’est une ‘travailleuse sexuelle’. Ce n’est pas du travail, mais de la violence. » Et le récit que fait Daisy de son expérience est impossible à concilier avec le libéralisme optimiste qui affirme que les femmes peuvent faire un choix rationnel d’entrer en prostitution ou d’échanger un consentement sexuel contre de l’argent. Comme adolescente en fugue de parents violents, Daisy a connu une vie précaire de petite délinquance et d’errances. Un jour, l’homme chez qui elle passait la nuit lui a demandé de coucher avec son copain. « C’était un loverboy », dit-elle. Je lui demande la différence entre un proxénète et un loverboy. La réponse se résume aux méthodes de contrôle de ces hommes envers les femmes : là où le proxénète mise sur les menaces, le loverboy exploite leur vulnérabilité affective. « Un proxénète vous parle sans détours : vous êtes seulement là pour gagner. Un loverboy dit vous aimer et s’inquiéter pour vous, mais en fin de course, ils font exactement la même chose. »

Bien sûr, il n’y a aucune garantie que le compte rendu que fait une femme de sa propre vie sera respecté par les gens qui prétendent écouter. Lorsque Maya Angelou est morte en mai 2014, les lobbyistes du travail sexuel l’ont immédiatement réclamée comme une des leurs, malgré le fait qu’elle ne s’était jamais décrite comme « travailleuse sexuelle ». Un article paru dans le webmagazine Vice l’a conscrite à la cause de la Journée Internationale des Putes, tandis que dans un autre texte, publié sur Mic, Angelou est devenue le véhicule d’un reproche adressé au féminisme en général : « Quand le féminisme acquiert une fixation sur ce que les autres femmes devraient et ne devraient pas faire – qu’il s’agisse du travail sexuel ou du mariage, des plans de carrière ou choix de mode de vie –, il perd de vue sa mission centrale d’égalité, de diversité et d’acceptation. Il trahit ses membres, et il trahit ses leaders, telle Maya Angelou. » Il est vrai qu’Angelou ne se livre à aucune auto-accusation quand elle se remémore son implication dans la prostitution dans Gather Together in my Name (1974). Mais il reste que personne n’a pu lire l’autobiographie d’Angelou et ne pas tirer des conclusions très raisonnables quant à savoir si elle pense que d’autres femmes devraient faire comme elle. Plus tard, elle a évoqué le temps où elle a été proxénète, puis elle-même soumise à un souteneur, comme « le fond du caniveau ».

Cependant, il y a des femmes qui sont au-delà de toute récupération. La réputation d’Andrea Dworkin comme SWERF (l’acronyme dédaigneux utilisé pour qualifier les « féministes radicales exclusives des travailleurs du sexe ») a effacé le fait que Dworkin a elle-même été prostituée, et que ce vécu a occupé une place centrale dans son œuvre. « [L]es prémisses de la femme prostituée sont les miennes », a-t-elle dit dans un discours de 1992. « C’est sur leur base que j’agis. . . La prostitution n’est pas une idée. C’est la bouche, le vagin, le rectum, pénétrés souvent par un pénis, parfois par des mains, parfois par des objets, pénétrés par un homme et un autre et encore un autre et encore un autre et encore un autre. »* Ces faits spécifiques sont difficiles à aborder sans dérive sensationnaliste, et Daisy détourne habilement notre conversation chaque fois que nous approchons d’une discussion des actes sexuels. Finalement, je lui demande si ces manœuvres d’évitement sont délibérées.

« Je ne veux pas parler de l’acte lui-même », dit-elle. «Je ne veux pas tomber dans l’ordure. Je veux regarder les dégâts affectifs que cet acte a entraînés. » Pour Daisy, ces dommages affectifs ont été lourds : alors qu’elle était en prostitution, elle dit avoir été incapable de former des relations intimes. « Comment pouvez-vous être avec quelqu’un qui a des rapports sexuels avec d’autres personnes? », demande-t-elle. « Comment pouvez-vous partager quelqu’un si vous l’aimez? » Ces intuitions lui sont venues avec la distance. « Quand j’étais dans la prostitution, j’en étais la plus grande défenderesse. Il me fallait l’être pour justifier mon existence. Comment aurais-je pu survivre autrement? » Cet impératif de survie ne l’a pas poussée vers l’alcool et la drogue, mais lui a fait contracter une autre addiction pour adoucir son existence : « J’étais dans la dépense compulsive. C’était ma forme d’automédication. » Vers la fin de sa période de prostitution, Daisy dit qu’elle pouvait gagner 200 £ un soir de semaine, et 500 £ le vendredi ou le samedi. Elle a tout dépensé, parce qu’elle ne pouvait pas supporter de le garder. Il y avait aussi des dommages physiques. Interrogée si elle n’a jamais été attaquée par un prostitueur, Daisy lève la main pour indiquer quelques cicatrices sur son visage : la violence était incontournable dans la prostitution.

Donc, si le travail sexuel est un travail, quel genre de travail est-il? L’élément de danger physique amène certains à le comparer à des emplois à haut risque dominés par les hommes, tel celui d’équipier sur une plate-forme pétrolière; mais ces activités extraient généralement une ressource ou une autre et offrent aux travailleurs une prime de risque élevée en regard de travaux comparables. Dans la prostitution, la seule chose produite est l’orgasme d’un homme, et plus la femme est en situation de risque, moins elle est en mesure d’imposer ses conditions. Il se peut donc que le « travail sexuel » appartienne plutôt au genre de tâches subalternes laissées aux femmes, comme le nettoyage et la garde d’enfants (une connexion que justifie l’association de longue date entre l’English Collective of Prostitutes et la campagne Wages for Housework (« Des salaires pour le travail ménager »). Pourtant nous reconnaissons que le travail ménager est un travail même lorsque non rémunéré, alors que le sexe est généralement censé être un plaisir et non une obligation fastidieuse. Donc, cette analogie échoue également. Pourrait-il s’agir de quelque chose comme jouer la comédie ou danser, un métier qui permet un plein usage du corps? (Il y a ici un lien historique, puisque les artistes de la scène ont souvent suppléé à leurs cachets par la prostitution, ou étaient présumées le faire). Mais les acteurs et danseurs sont des vedettes publiques : la prostitution se déroule en privé, et comme la plupart des choses faites en privé, elle ne confère aucun prestige aux personnes qui s’en acquittent, aussi talentueuses puissent-elles être.

Les danseurs et acteurs ne donnent pas accès à leurs organes internes, ils et elles se plient à une formation approfondie qui n’est pas requise pour la prostitution. En fait, les seuls critères pour entrer en prostitution sont le fait d’avoir un corps pénétrable et qu’un homme soit prêt à payer pour le pénétrer. Les apologistes du « travail sexuel comme travail » aiment à nous rappeler qu’aucune femme ne vend littéralement son corps, puisqu’elle conserve la propriété de sa personne. Mais de toute évidence, ce qui est payé par les prostitueurs relève intégralement du corps : le bien acheté est le droit à accéder au corps de la femme pendant un certain laps de temps et / ou l’exécution d’actes sexuels particuliers. Ce que l’homme achète de la femme n’est pas son travail, mais une licence à usage unique pour pénétrer son corps. Les critiques de la prostitution se font souvent accuser de vouloir contrôler la sexualité féminine, mais il est utile de rappeler que si la prostitution obéissait aux désirs des femmes, il ne serait pas nécessaire de les payer pour qu’elles s’y impliquent : personne n’a plus de pouvoir sur la sexualité d’une femme que l’homme qui la paie pour faciliter son propre orgasme.

En somme, le « travail sexuel » n’est pas un terme neutre: il traîne tacitement derrière lui des a priori politiques, aussi assurément que toute alternative. Lorsque nous parlons de « travail sexuel », nous souscrivons à l’idée que le sexe est un travail pour les femmes et un loisir pour les hommes, les hommes qui ont le pouvoir social et économique de se comporter en classe de patrons en matière de rapports sexuels. Et le pire, c’est que nous acceptons que le corps des femmes existe comme une ressource à utiliser par d’autres personnes – des personnes de sexe masculin ayant les moyens de payer pour « tirer leurs coups ». La prostitution est une institution économique constituée non seulement des femmes qui vendent leur sexe mais, surtout, des hommes qui créent la demande, commettent la violence et extraient un tribut affectif des femmes avec qui ils ont des rapports sexuels. Certains des hommes qui paient pour le sexe reconnaissent même que ce qu’ils font peut être dommageable : un homme interviewé récemment pour un reportage du New Statesman sur les prostitueurs** a concédé avoir l’impression que ses choix étaient « mauvais pour les femmes au plan affectif », avant de se disculper comme étant « juste une personne de plus ». Daisy a quitté la prostitution à 30 ans et dit être maintenant « heureusement rétablie, mentalement et physiquement ». Nous ne pouvons l’entendre, elle et les femmes comme elle, que si nous commençons par adopter un langage qui parle franchement de ce qu’implique la vente de sexe.

Sarah Ditum est une journaliste qui écrit régulièrement pour le Guardian, le New Statesman et d’autres publications. Son site Web est au http://sarahditum.com et vous pouvez aussi la lire sur le réseau Twitter @sarahditum.

* « Prostitution et domination masculine », A. Dworkin, Éd. Sisyphe http://sisyphe.org/spip.php?article3420

** « Invisible subjects : the men who fuel the demand for prostitution », Lucy Fisher, New Statesman, 27-11-2014 http://www.newstatesman.com/society/2014/11/invisible-subjects-men-who-fuel-demand-prostitution

Original : « Why we shouldn’t rebrand prostitution as ‘sex work’ », Sarah Ditum, New Statesman, 1-12-2014 http://www.newstatesman.com/politics/2014/12/why-we-shouldnt-rebrand-prostitution-sex-work