Oui, nous allons contrer la stigmatisation. Mais s’il-vous-plaît, chères féministes, ne perdons pas de vue la domination masculine.
Katha Pollitt, le 2 avril 2014, The Nation
Katha Pollitt, chroniqueuse au journal de gauche The NATION.
À gauche, la prostitution a longtemps été vue comme une chose négative : c’était un élément de l’avilissement général de la classe ouvrière et un assujettissement des femmes, sous le capitalisme. Les femmes qui vendaient du sexe étaient des victimes, forcées par les circonstances à un mode de vie pénible et humiliant, et le socialisme allait les en libérer.
Aujourd’hui le commerce du sexe est devenu le «travail du sexe»: un simple emploi de service, avec des bons côtés et des mauvais côtés. Et si vous suggérez que les femmes qui le pratiquent sont quoi que ce soit d’autre que des agents libres, voire des personnes en situation d’«empowerment» si elles gagnent suffisamment d’argent, vous êtes simplement quelqu’un de coincé. Le méchant d’aujourd’hui n’est pas le proxénète ou le prostitueur mais les féministes de la deuxième vague avec leur perspective primitive où l’homme-est-l’ennemi, ainsi que les «sauveteurs» comme Nicholas Kristof, qui présument savoir ce qui est le mieux pour les femmes.
Ce discours est omniprésent dans les nouvelles revues branchées de gauche. Par exemple, sur le site de The New Inquiry, vous pouvez répondre à un quiz satirique intitulé, «Êtes-vous victime de la traite?» Évidemment, si vous lisez The New Inquiry, il y a peu de chances pour que vous soyez victime de la traite; si vous êtes une travailleuse du sexe, il y a de bonnes chances pour que vous soyez étudiante diplômée ou journaliste ou peut-être militante, bref une femme très instruite qui dispose d’autres options et leur préfère celle-ci.
Et c’est là que les choses se compliquent. Parce que dans quels autres domaines du travail verrait-on des gauchistes demander à des artisans médaillés de parler au nom des travailleurs non qualifiés? Autant demander à un chef pâtissier ce que c’est que de dispenser de la purée de pommes de terre dans une cafétéria d’école. Dans le discours du travail du sexe, il semble que la subalterne n’a pas droit à la parole.
Un livre de Melissa Gira Grant, Playing the Whore (Jouer la Pute), publié par Verso et coédité par le magazine Jacobin, est un bon exemple de ce phénomène. Il multiplie les références marxistes – OK, OK, le travail du sexe est un travail, j’ai compris! – et met énormément l’accent sur les champs universitaires branchés du langage et de la représentation, de l’image des travailleuses du sexe au cinéma et en publicité. «Les travailleuses du sexe ne devraient pas avoir à défendre l’existence du travail du sexe pour avoir le droit d’être à l’abri de tout préjudice, écrit Grant, – qu’il s’agisse d’une arrestation, d’une agression ou du stigmate d’une identité qui vous colle à la peau. Une enseignante au primaire, Melissa Petro, l’a appris à ses dépens quand elle a perdu son emploi après que le New York Post ait mis la main sur un article où elle avait parlé de la période où elle était «escorte».
Tout cela est bien beau mais la réalité est plus complexe. Grant enfonce joyeusement des portes ouvertes en raillant le féminisme anti-porno des années 80 mais elle ne semble pas remarquer de différence entre ces luttes passées – une cause fut-elle jamais vaincue de façon aussi décisive? – et les opposantes actuelles à l’exploitation sexuelle commerciale, qui incluent des femmes sorties de la prostitution. Elle qualifie de «féministes carcérales» les partisanes du «Modèle suédois» qui interdit l’achat mais pas la vente de services sexuels – arrêter les acheteurs plutôt que les prostituées. Les femmes qui se battent contre la traite à des fins sexuelles cherchent, affirme-t-elle, à bâtir des empires sans but lucratif, « des emplois pour les filles » et sont indistinguables de sauveteurs paternalistes comme Kristof.
Fait révélateur, Grant ne dit quasiment rien des femmes au cœur de ce débat : celles qui sont asservies et contraintes – les immigrantes illégales, les adolescentes, les fugueuses et les rejetées, dont plusieurs survivantes de trauma sexuel, ainsi que des transgenres et autres exclues de la norme sociale. Je pense aux pauvres comme les femmes d’origine chinoise ou coréenne qui sont charriées chaque matin par bus du Queens vers les salons de massage du comté de Nassau, ou aux toxicomanes réduites au «sexe de survie » dans le Bronx, ou aux adolescentes honduriennes importées par un restaurateur branché du New Jersey, protégé par des amis haut placés – ces jeunes filles et ces femmes ne figurent nulle part dans les pages de Grant. Elle ne se soucie pas plus de femmes comme celles avec qui travaille Liberty Aldrich, du Center for Court Innovation, et qui massivement souhaitent quitter la prostitution et qui ont besoin d’aide pour le faire – pour obtenir un certificat d’études secondaires, un endroit pour vivre, des contacts auprès de gens qui auraient leur intérêt à coeur.
Le cliché selon lequel le «travail du sexe est un travail» suggère que la prostitution est assimilable à n’importe quel autre emploi de service – celui de serveuse étant l’exemple rebattu. Je doute que beaucoup de serveuses seraient d’accord avec cela, et je ne pense pas que quiconque chez Jacobin leur pose la question. Mais pense-t-on réellement que ce n’est que le puritanisme ou la peur d’être arrêtée ou attaquée ou stigmatisée qui maintient la grande majorité des femmes dans des emplois conventionnels? Peut-être y a-t-il réellement une différence entre une fellation et une tranche de tarte, une différence qui est occultée lorsque tous les genres de travaux de service sont réduits à une seule catégorie, une différence à laquelle les jeunes féministes de gauche d’aujourd’hui ne veulent pas penser. De reconnaître que le travail du sexe est de l’exploitation – qu’il implique une forme particulièrement intime de domination masculine, qui déteint sur d’autres domaines de la vie – serait trop sentimental et trop dérangeant. Cela impliquerait, par exemple, de devoir penser non seulement à la figure palpitante de la travailleuse du sexe mais aussi à son client. Cet homme sans visage pourrait être n’importe qui : votre collègue, votre ami, votre père, votre mari. En théorie, si être une travailleuse du sexe est entendable, être un prostitueur l’est aussi – après tout, les travailleuses du sexe seraient au chômage sans eux. Mais les féministes favorables au travail du sexe pensent-elles vraiment cela? Je voudrais voir un numéro de Jacobin consacré à des récits de première main de la part d’acheteurs de sexe. Cependant les hommes de gauche semblent se contenter de laisser les femmes assurer pour eux la défense de l’industrie du sexe. C’est la vieille stratégie «Les meufs en première ligne».
C’est une chose d’affirmer que les femmes en situation de prostitution ne méritent pas d’être stigmatisées, et encore moins emprisonnées. Mais quand des féministes soutiennent que le travail du sexe devrait être normalisé, elles acceptent une domination masculine qu’elles critiqueraient dans tout autre domaine. Elles acceptent que le sexe est quelque chose que les femmes ont et que les hommes s’approprient (est-ce que j’entends les mots «culture du viol»?), que les hommes ont droit à des rapports sexuels sans que leur partenaire ressente la moindre attirance, même dans le contexte restreint d’une drague dans un bar – et l’on ne parle même pas de lui plaire ou de la satisfaire. Comme l’écrit Grant, ils achètent un fantasme – celui de la femme qui veut exactement ce qu’eux veulent (comment les acheteurs arrivent à s’en convaincre me dépasse complètement). Mais peut-être les hommes seraient-ils de meilleurs partenaires, au lit ou dans la vie, s’ils ne pouvaient pas acheter ce fantasme, si le sexe signifiait pour eux, comme pour les femmes, le fait de trouver quelqu’un qui les aime assez pour partager plaisir pour plaisir, intimité pour intimité. La conception actuelle du travail du sexe est entièrement affaire de liberté – mais qu’en est-il de l’égalité?
Je croyais que la gauche avait aussi cela à cœur.
SOURCE:
<a>http://www.thenation.com/article/179147/why-do-so-many-leftists-want-sex-work-be-new-normal</a>
Traduction: Martin Dufresne et Yeun L-Y
Copyright: Katha Pollitt, April 2014.
Reproduit ici avec l’autorisation de l’auteure.
Lire aussi une critique du livre de Grant par Meghan Murphy: http://feministcurrent.com/8835/no-i-will-not-stop-having-feelings-about-womens-lives-and-human-rights/
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