– Enquête du Spiegel sur l’échec de la réglementation en Allemagne

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(traduction intégrale)

 

 

(Titre allemand) Bordel Allemagne

Comment l’État encourage la traite des femmes et la prostitution.

 

(Titre anglais) Abandonnées sans protection – Comment la légalisation de la prostitution a échoué en Allemagne
Titre intérieur PIÈGE À FEMMES – on les leurre depuis l’Europe de l’Est vers l’Allemagne où elles sont obligées de se vendre pour quelques euros. De nombreuses femmes travaillent dans des conditions indignes – mais l’État soutient les trafiquants et les proxénètes.

 

Par le personnel de Der Spiegel, 26 mai 2013

« Lorsque l’Allemagne a légalisé la prostitution, il y a un peu plus d’une décennie, les politiciens espéraient que cela créerait de meilleures conditions et plus d’autonomie pour les travailleurs du sexe. Mais les choses n’ont pas fonctionné de cette façon. L’exploitation et la traite des personnes demeurent des problèmes importants.

§ Partie 1: Comment la légalisation de la prostitution a échoué
§ Partie 2: L’horreur du tarif forfaitaire
§ Partie 3: L’Allemagne a un problème de traite des personnes
§ Partie 4: L’approche erronée de Berlin
§ Partie 5: On piétine

1: Comment la légalisation de la prostitution a échoué

Sânandrei est un village pauvre en Roumanie, tout en maisons délabrées et en sentiers boueux. Environ 80 pour cent de ses résident·e·s les plus jeunes sont au chômage, et une famille peut se compter chanceuse si elle possède un jardin où cultiver des pommes de terre et des légumes.

Alina est debout devant la maison de ses parents, l’une des plus anciennes de Sânandrei, en bottes de fourrure et en jean. Elle parle de pourquoi elle voulait s’éloigner de cette maison il y a quatre ans, dès qu’elle a eu 22 ans. Elle parle de son père, qui buvait et battait son épouse, et abusait parfois aussi de sa fille. Alina n’avait ni emploi ni argent.

Par le nouveau partenaire d’une amie, elle a entendu parler de possibilités offertes en Allemagne. Elle a appris qu’une prostituée pouvait facilement gagner 900 € (1,170 $) par mois là-bas.

Alina a commencé à réfléchir à cette idée. Tout lui semblait mieux que de rester à Sânandrei : «Je pensais que j’aurais ma propre chambre, une salle de bains et pas trop de clients», dit-elle. À l’été 2009, elle et son amie sont montées dans la voiture du partenaire et ont traversé la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque jusqu’à atteindre la capitale allemande – pas le quartier branché de Mitte au cœur de la ville, mais un endroit situé à proximité de l’aéroport de Schönefeld, où le nom de l’établissement en disait à lui seul, long sur le propriétaire: Airport Muschis (« Les chattes de l’Aéroport »). La spécialité de ce bordel était le sexe forfaitaire. Pour 100 € (129 $), un client pouvait baiser aussi longtemps et aussi souvent qu’il le voulait.

Tout s’est passé très vite, explique Alina. Il y avait sur place d’autres Roumains qui connaissaient l’homme qui les avait amenées là. On a dit à Alina de remettre ses vêtements et on lui a donné de la lingerie transparente à porter. Quelques heures seulement après son arrivée, elle devait accueillir ses premiers clients. Quand elle ne se montrait pas assez gentille avec la clientèle, les Roumains coupaient son salaire.

Les prostitueurs (clients) berlinois payaient leur cotisation à l’entrée. Beaucoup prenaient des drogues pour améliorer leur performance sexuelle et pouvaient durer toute la nuit. Une file d’attente se formait souvent à l’extérieur de la chambre d’Alina. Elle dit avoir finalement cessé de compter combien d’hommes grimpaient dans son lit. «J’ai bloqué cette perception», explique-t-elle. «Il y en avait tellement, jour après jour.»

Sous les verrous

Alina dit qu’elle et les autres femmes étaient forcées de payer aux proxénètes 800 € par semaine. Elle partageait un lit dans une pièce avec trois autres femmes. Il n’y avait aucun autre meuble. Tout ce qu’elle a vu de l’Allemagne était la station d’essence Esso du coin, où elle était autorisée à aller acheter des cigarettes et des collations, mais seulement en compagnie d’un garde. Le reste du temps, dit Alina, elle était gardée au club, sous les verrous.

Les enquêteurs dans sa cause ont appris que les femmes du club devaient offrir des relations sexuelles vaginales, orales et anales, et servir plusieurs hommes simultanément lors de séances qualifiées de  gang-bang (tournante). Les hommes n’utilisaient pas toujours des préservatifs. «Je n’avais le droit de rien refuser», explique Alina. Durant ses menstruations, elle s’insérait des éponges dans le vagin afin que les clients ne s’en aperçoivent pas.

Elle dit n’avoir pratiquement jamais été battue, pas plus que les autres femmes. «Les macs disaient connaître suffisamment de gens en Roumanie qui savaient où vivaient nos familles. C’était suffisant.» Quand elle appelait parfois sa mère à partir de son téléphone portable, elle lui mentait et lui parlait d’une vie enchanteresse en Allemagne. Le jour où un proxénète lui a versé 600 €, elle a réussi à envoyer l’argent à sa famille.

L’histoire d’Alina n’a rien d’exceptionnel en Allemagne. Les organisations humanitaires et les spécialistes estiment qu’il existe jusqu’à 200 000 femmes prostituées au pays. Selon diverses études, dont une recherche du Réseau européen de prévention VIH / IST et de promotion de la santé chez les travailleuses du sexe migrantes (TAMPEP), de 65 à 80 pour cent des filles et des femmes dans la prostitution arrivent de l’étranger, la plupart de Roumanie et de Bulgarie.

La police ne pouvait pas faire grand-chose pour les femmes comme Alina. Les macs étaient toujours préparés aux descentes, dit Alina, et ils se vantaient de connaître des policiers. «Ils savaient quand une descente allait avoir lieu», dit Alina, ce qui explique pourquoi elle n’a jamais osé se confier à un agent de police.

Les proxénètes disaient aux filles exactement quoi dire à la police. Elles devaient affirmer avoir appris, en surfant sur le Web dans leur pays, en Bulgarie ou en Roumanie, que l’on pouvait gagner beaucoup d’argent en travaillant dans un bordel allemand. Ensuite, qu’elles avaient simplement acheté un billet de car et étaient arrivées au club un bon jour, de manière tout à fait autonome.

Tissu de mensonges

Il semble probable que tous les agents de police qui travaillent dans un environnement de prostitution entendent constamment ce même tissu de mensonges, encore et encore. Le but de cette fiction est d’occulter toute indication de trafic des personnes, où des femmes sont amenées et exploitées en Allemagne. Cela devient un énoncé qui transforme les femmes comme Alina en prostituées autonomes, en entrepreneures ayant librement choisi leur profession et à qui l’Allemagne souhaite maintenant offrir de bonnes conditions de travail dans le secteur sexuel de l’industrie des services.

C’est l’image de la «putain respectable» qui semble fasciner les politiciens : des femmes libres de faire ce qu’elles aiment, couvertes par le système de sécurité sociale, se livrant à un travail qu’elles adorent et titulaires d’un compte à la banque d’épargne locale. Les sociologues ont même un nom pour elles : les «travailleuses du sexe migrantes», d’ambitieuses fournisseuses de services qui profitent des occasions que leur offre aujourd’hui une Europe de plus en plus unifiée.

En 2001, le parlement allemand, le Bundestag, fort des voix de la coalition gouvernementale qui était au pouvoir à l’époque (Partisocial-démocrate / Parti Vert), a adopté une loi sur la prostitution censée améliorer les conditions de travail des personnes prostituées. Selon la nouvelle loi, les femmes pouvaient intenter des poursuites pour obtenir leur salaire, ainsi que contribuer aux régimes d’assurance santé, de chômage et de retraite. L’objectif de la loi était de faire de la prostitution un métier comme celui de caissière de banque ou d’assistante dentaire, un emploi accepté plutôt qu’ostracisé.

Les femmes qui chantaient les louanges d’une industrie du sexe autonome se sont montrées très satisfaites lorsque la loi a été votée. Christine Bergmann (PSD), ministre de la Famille à l’époque, a été vue sabrant le champagne avec Kerstin Müller, leader parlementaire des Verts à l’époque, à côté de la gérante d’un bordel berlinois, Felicitas Weigmann (aujourd’hui Felicitas Schirow). Les trois célébraient le fait qu’en Allemagne, les hommes pouvaient maintenant fréquenter des maisons closes sans le moindre scrupule.

Aujourd’hui, beaucoup de policiers, d’associations féministes et de politicien·ne·s qui connaissent le milieu de la prostitution sont convaincu·e·s que cette loi complaisante n’est guère qu’un programme de subvention aux proxénètes et qu’elle rend le marché plus attractif pour la traite.

Renforcer les droits des femmes

Lorsque la loi sur la prostitution a été promulguée, le code civil allemand a également été modifié. L’expression «promotion de la prostitution», une infraction criminelle, a été remplacée par celle d’«exploitation de la prostitution». Le proxénétisme demeure une infraction punissable lorsqu’elle est «abusive» ou «dirigiste». Mais la police et les responsables des poursuites criminelles sont frustré·e·s, parce que ces éléments d’une infraction sont très difficiles à prouver. Un proxénète peut être considéré comme abusif, par exemple, s’il recueille plus de la moitié des revenus d’une prostituée, mais c’est rarement possible à prouver. En 2000, 151 personnes ont été reconnues coupables de proxénétisme, alors qu’en 2011, il n’y en a eu que 32.

Les initiatrices de la loi avaient en fait pour but de renforcer les droits des femmes, et non pas ceux des proxénètes. Elles espéraient que les exploitant·e·s de maisons closes profiteraient enfin de l’occasion pour «fournir de bonnes conditions de travail sans être vulnérables à des poursuites», comme on peut lire dans une évaluation de la loi rédigée au ministère fédéral des Familles.

Avant l’adoption de la nouvelle loi, la prostitution elle-même n’était pas punie, mais elle était tenue pour immorale. Les autorités toléraient les maisons closes, les désignant par l’euphémisme de «location de chambre commerciale». Aujourd’hui, un peu plus de 11 ans après que la prostitution ait vu son statut amélioré par la loi adoptée en 2001, il existe entre 3 000 et 3 500 établissements «à lumière rouge», selon les estimations de l’association qui représente les intérêts de l’industrie « ErotikGewerbe Deutschland » (UEGD). Le syndicat d’employé·e·s des services publics Ver.di estime que les recettes annuelles de la prostitution sont de l’ordre de 14,5 milliards d’euros.

On estime qu’il existe 500 bordels à Berlin, 70 dans Osnabrück, une petite ville du nord-ouest du pays, et 270 dans le petit État de la Sarre, au sud-ouest du pays, près de la frontière française. Beaucoup de Français fréquentent les maisons closes de la Sarre. À Berlin, le Sauna Club Artemis, situé près de l’aéroport, attire de nombreux acheteurs de sexe britanniques et italiens.

Les agences de voyages proposent des tournées des bordels allemands qui durent jusqu’à huit jours. Ces excursions sont «légales» et «sécuritaires», écrit un fournisseur sur sa page d’accueil. Les clients potentiels se voient promettre jusqu’à 100 «femmes entièrement nues», ne portant que des souliers à talons hauts. Ils sont également pris en charge à l’aéroport et emmenés dans les clubs en voitures BMW Série 5.

2. L’horreur du tarif forfaitaire

En plus des soi-disant clubs ou saunas naturistes, où les prostitueurs portent une serviette alors que les femmes sont nues, des méga-bordels ont également pris pied en Allemagne. Ils annoncent leurs services à des tarifs forfaitaires, à prix fixe. Lorsque le « Pussy Club » a ouvert ses portes près de Stuttgarten en 2009, la direction l’a annoncé comme suit: «Du sexe avec toutes nos femmes, aussi longtemps que vous voulez, aussi souvent que vous le voulez et de toutes lesfaçons que vous voulez. Du sexe. Du sexe anal. Du sexe oral sans préservatif. Du sexe de trois façons. Des « gang-bangs ». Tout cela au prix forfaitaire de 70 € durant la journée et 100 € le soir.

Selon la police, environ 1 700 clients ont profité de cette offre lors du week-end d’ouverture. Les bus arrivaient de très loin, et les journaux locaux ont rapporté que plus de 700 hommes ont attendu en file à l’extérieur du bordel. Ensuite, des clients se sont plaints sur des forums Internet que le service était insatisfaisant et que les femmes devenaient «moins utilisables» au bout de quelques heures.

L’industrie du sexe est devenue plus âpre, explique une travailleuse sociale de Nuremberg, Andrea Weppert, qui travaille avec des prostituées depuis plus de 20 ans, au cours desquels le nombre de prostituées a triplé. Selon Weppert, plus de la moitié des femmes n’ont pas de résidence permanente, mais se déplacent plutôt d’un endroit à l’autre, de façon à pouvoir gagner plus d’argent en étant «nouvelle» dans chaque ville.

Aujourd’hui, «une proportion élevée des femmes prostituées ne rentrent même pas chez elles après le boulot, mais restent plutôt 24 heures par jour à leur lieu de travail», a écrit une ancienne prostituée sous le pseudonyme de Doris Winterdans sa contribution à une anthologie universitaire « Le droit de la prostitution ». «Les femmes vivent généralement dans les pièces où elles travaillent», explique-t-elle.

À Nuremberg, précise la travailleuse sociale Weppert, la location de telles pièces coûte entre 50 et 80 € par jour, et le prix peut aller jusqu’à 160 € dans les bordels qui reçoivent beaucoup de prostitueurs. Les conditions de travail des femmes prostituées ont «empiré au cours des dernières années», explique-t-elle. «En Allemagne, dans l’ensemble, beaucoup plus de services sont fournis dans des conditions plus risquées et pour moins d’argent qu’il y a 10 ans.»

Des prix en chute libre

En dépit de l’aggravation des conditions, des femmes affluent vers l’Allemagne, le principal marché de la prostitution dans l’Union européenne, un fait que confirment même les propriétaires de maisons closes. Holger Rettig, du lobby UEGD, dit que l’afflux de femmes de Roumanie et de Bulgarie a considérablement augmenté depuis que ces deux pays ont adhéré à l’UE. «Cela a entraîné une baisse des prix», dit Rettig, qui note que le commerce de la prostitution se caractérise par «une économie de marché radicale plutôt que d’une économie demarché sociale».

Le chef de la police de Munich, Wilhelm Schmidbauer, déplore «l’augmentation explosive de la traite des personnes en provenance de Roumanie et de Bulgarie», mais ajoute qu’il n’a pas accès aux outils nécessaires pour enquêter. Il lui est souvent interdit d’utiliser les écoutes téléphoniques. Le résultat, dit Schmidbauer, «c’est que nous n’intentons pratiquement aucune poursuite pour traite de personnes. Nous n’arrivons pas à prouver quoi que ce soit.»

Ces contraintes rendent difficile le repérage de ceux qui apportent aux bordels allemands «des produits» depuis les coins les plus reculés d’Europe, des produits comme Sina. Elle a raconté aux psychologues d’un centre d’information des femmes de Stuttgart son périple vers les bordels à prix forfaitaire de l’Allemagne. À Corhana, son village natal, près de la frontière séparant la Roumanie de la Moldavie, la plupart des maisons n’ont pas l’eau courante. Sina et les autres filles du village allaient chercher l’eau au puit tous lesjours. C’était comme une scène de Cendrillon. Toutes les filles rêvaient qu’un homme viendrait un jour les arracher à leur vie désespérée.

L’homme, qui est en fin de compte arrivé au puits du village dans sa grosse BMW s’appelait Marian. Pour Sina, ce fut le coup de foudre. Il lui a ditqu’il existait des emplois en Allemagne, et ses parents ont signé un formulairelui permettant, en tant que mineure, de quitter le pays. En passant par « Schifferstadt » dans l’État du sud-ouest de Rhénanie-Palatinat, il a fait boire Sina et couche avec elle.

Marian a livré Sina au « No Limit », un bordel à prix forfaitaire. Elle n’avait que 16 ans et dit avoir servi jusqu’à 30 clients par jour. On lui donnait à l’occasion quelques centaines d’euros. Marian, inquiet de descentesde police, la renvoya finalement en Roumanie. Mais elle revint et continua à travailler comme prostituée. Elle espérait qu’un client allait tomber enamour avec elle et la sauver.

«Aucune amélioration mesurable»

La loi de 2001 sur la prostitution en Allemagne a-t-elle amélioré la situation des femmes comme Sina? Cinq ans après son instauration, le ministère des Familles a évalué ce que la nouvelle loi avait réalisé. Son rapport indique que les objectifs avaient été «partiellement atteints», et que la déréglementation n’avait «apporté aucune amélioration mesurable réelle de la sécurité sociale des prostituées». Ni leurs conditions de travail, ni la capacité de quitter la profession ne s’étaient améliorées. Enfin, il n’existait «aucune preuve solide à ce jour» que la loi avait réduit la criminalité.

Pas un tribunal n’avait entendu de cause où une prostituée poursuivait son employeur pour son salaire. D’ailleurs, seulement 1 pour cent des femmes interrogées ont déclaré avoir signé un contrat de travail comme prostituée. Le fait que le syndicat Ver.di avait mis au point un «échantillon de contrat de travail dans le domaine des services sexuels» n’avait en rien changé les choses. Dans un sondage réalisé par Ver.di, une opératrice de bordel a dit apprécier la loi sur la prostitution, car elle réduisait le risque de descentes policières. En fait, a-t-elle dit, la loi était plus avantageuse pour les exploitant·e·s de bordels que pour les femmes prostituées.

Pour opérer une cantine mobile en Allemagne, on doit être en conformité avec la norme DIN 10500/1, régissant les «véhicules de vente d’aliments périssables», qui impose, par exemple, la nécessité d’offrir des distributeurs de savon et des serviettes jetables. Un·e exploitant·e de bordel n’est soumis·eà aucune restriction de ce genre. Tout ce qu’il ou elle a à faire est de signaler aux autorités la date d’ouverture de son bordel.

Les femmes qui se prostituent continuent à ne pas s’enregistrer auprès des autorités. A Hambourg, connu pour son quartier «chaud», le Reeperbahn, seules 153 femmes sont en conformité avec la réglementation et se sont enregistrées au bureau des impôts de la ville. Le gouvernement veut que les prostituées paient des impôts. Doit-il établir en retour une réglementation de la profession ?

Le rôle étrange qu’assume le gouvernement dans l’industrie du sexe est particulièrementen évident chez les prostituées de rue à Bonn. Chaque soir, celles-ci doivent acheter une vignette fiscale délivrée par un parcomètre, vignette qui est valablejusqu’au 6 heures le lendemain. La vignette coûte 6 €.

Un Big Mac pour du sexe

Dans la partie nord de Cologne, où les prostituées toxicomanes travaillent le long de Geestemünder Strasse, non loin de l’usine d’assemblage Ford, aucun impôt n’est prélevé. Dans le cadre d’un projet social, on a créé ce qu’on appelle des «box de travail». Ce sont essentiellement des places de stationnement entourées de murs et réunies sous un toit de hangar, où avoir des relations sexuelles dans une voiture. Malgré l’absence complète de panneaux indiquant que l’installation sert à la prostitution, une limite de vitesse de 10 kilomètres par heure est affichée pour la zone clôturée, et il faut circuler dans le sens antihoraire.

Par une soirée froide du printemps, une vingtaine de femmes se tiennent debout le long du bord de la zone. Certaines ont apporté des chaises de camping, tandis que d’autres sont assises dans des abribus recyclés. Quand un prostitueur a convenu d’un prix avec une des femmes, il l’amène à l’un des stands. Il y a huit stands sous le toit du hangar, ainsi qu’une salle à part pour les cyclistes et les piétons, avec un plancher de béton et un banc de parc. Il y a un bouton d’alarme dans chaque stalle, et une organisation catholique de service social destinée aux femmes surveille la zone tous les soirs.

Alia, 23 ans, perruque blonde, a enfilé un corsage trop serré et tente de dissimuler une haleine d’alcool avec une menthe. Parlant d’elle-même et des autres prostituées de la rue, Alia dit : «Celles qui travaillent ici ont vraiment des problèmes.»

Le chemin qui a amené Alia à Geestemünder Strasse a débuté quand elle a quitté l’école et emménagé avec un petit ami, qui l’a envoyée faire des passes. Ce sont des «difficultés financières et amoureuses » qui l’ont amenée à la prostitution, dit-elle, et bientôt la marijuana, la cocaïne, les amphétamines et l’alcool se sont ajoutés au mélange. «Il n’y a jamais de prostitution sans coercition et détresse», dit-elle. Cela fait maintenant trois ans qu’elle fait le trottoir. «Une femme qui se porte bien ne fait pas ce genre de boulot», dit-elle.

Le tarif pour le sexe oral et la pénétration vaginale était autrefois de 40 euros sur Geestemünder Strasse. Mais quand la ville voisine de Dortmund a fermé sa zone de prostitution, beaucoup plus de femmes sont arrivées à Cologne, dit Alia. «Il y a de plus en plus de femmes maintenant, et elles réduisent leurs prix pour arriver à gagner de quoi survivre.» Les Bulgares et lesRoumaines acceptent parfois d’être payées moins de dix euros la passe,dit-elle. «Il y a même une femme ici qui accepte de le faire en échange d’un Big Mac.»

3: L’Allemagne a un problème de traite des personnes

Rares sont les femmes d’Europe de l’Est qui se prostituent encore sur GeestemünderStrasse. Elles en ont été chassées par des contrôles périodiques de passeports effectués par la police, une mesure visant à repérer et à protéger les victimes de la traite des personnes et de la prostitution forcée. Aujourd’hui,ces filles font de la prostitution de rue dans les quartiers sud de Cologne, mais cela fait tout de même baisser les prix dans le quartier nord.

En 2007, Carolyn Maloney, représentante démocrate de l’État de New Yorket fondatrice d’un caucus anti-traite des personnes au Congrès des États-Unis, a signé un texte à propos des conséquences qu’a eue la légalisation de la prostitution dans et autour de la Mecque du jeu organisé, Las Vegas. «Il était une fois, écrivit-elle, la croyance naïve que le fait de légaliser la prostitution permettrait d’améliorer la vie des prostituées, d’éliminer la prostitution dans les zones où elle demeurait illégale et d’en chasser le crime organisé. Comme tous les contes de fées, cela s’avéra être de la pure fantaisie.»

Les policiers allemands qui patrouillent dans les quartiers chauds se plaignent d’être à peine en mesure d’entrer enquêter dans les bordels aujourd’hui. L’Allemagne est devenue le «centre de l’exploitation sexuelle des jeunes femmes d’Europe de l’Est, ainsi qu’une sphère d’activité pour des groupes du crime organisé de toute la planète», explique Manfred Paulus, un chef détective à la retraite de la ville méridionale d’Ulm. Il a déjà travaillé comme détective aux affaires de mœurs et avertit maintenant les femmes en Bulgarie et en Biélorussie des dangers de se laisser attirer en Allemagne.

Si l’on se fie aux seules statistiques, l’Allemagne n’a presque pas deproblème avec la prostitution et la traite des personnes. Selon l’Office fédéral de police criminelle (BKA), il ne s’est produit en 2011 que 636 cas signalés de « traite de personnes aux fins d’exploitation sexuelle», soit près d’un tiers de moins que 10 ans plus tôt. Treize des victimes avaient moinsde 14 ans, et 77 autres, moins de 18 ans.

Cependant, il existe beaucoup de femmes des pays de l’UE «dont la situation suggère qu’elles sont des victimes de la traite, mais il est difficile d’en fournir des preuves qui tiendraient devant un tribunal», lit-on dans le rapport du BKA. Tout dépend du témoignage des femmes, écrivent les auteur·e·s, mais on note «peu de volonté de coopérer avec les services de police et d’assistance sociale, en particulier dans le cas des victimes présumées de Roumanie et de Bulgarie». Et lorsque les femmes osent dire quelque chose, leurs déclarations sont «souvent retirées».

Les condamnations baissent

Une étude menée par l’Institut Max Planck de droit pénal étranger et international a conclu que les chiffres officiels sur la traite des personnes nous apprennent «peu de choses sur l’incidence réelle de ce crime».

Selon un rapport sur la traite des personnes récemment déposé par la Commissaire européenne aux Affaires intérieures, Cecilia Malmström, il y a plus de 23 600 victimes de la traite dans l’UE, et les deux tiers d’entre elles sont exploitées sexuellement. Madame Malmström, originaire de la Suède, constate que des bandes criminelles étendent leurs opérations. Néanmoins, dit-elle, le nombre de condamnations est en baisse, parce que les policiers sont débordés dans leurs efforts pour lutter contre la traite. Elle exhorte l’Allemagne à faire plus pour résoudre ce problème.

Et si la loi allemande en matière de prostitution avait pour effet concret d’aider les trafiquants? La loi a-t-elle en fait encouragé la prostitution et, avec elle, la traite des personnes?

Axel Dreher, un professeur de politique internationale et du développement à l’Université de Heidelberg, a tenté de répondre à ces questions, en compilant des données issues de 150 pays. Les chiffres étaient imprécis, comme le sont toutes les statistiques relatives à la traite et à la prostitution, mais Dreher a été en mesure de dégager une tendance: Lorsque la prostitution est légale dans un pays, on y trouve plus de traite des personnes qu’ailleurs.

La plupart des femmes qui viennent en Allemagne pour devenir prostituées ne sont pas enlevées dans la rue – et la plupart ne croient pas sérieusement qu’elles vont travailler dans une boulangerie allemande. Plus généralement, ce sont des femmes comme Sina, qui tombent amoureuses d’un homme et le suivent en Allemagne,ou comme Alina, qui savent qu’elles vont devenir des prostituées. Mais il arrive très souvent qu’elles ne savent pas à quel point les choses vont tourner mal – et elles ne se doutent aucunement du fait qu’elles ne pourront guère conserver même une petite partie de l’argent qu’elles gagneront.

Certains cas sont encore plus troublants. En décembre dernier, l’auditoire de la télé allemande a été scandalisé par le téléfilm « Wegwerfmädchen » (Filles jetables), un segment de la série policière « Tatort », filmé dans le nord de l’Allemagne, à Hanovre. On y voyait des proxénètes jeter deux jeunes femmes grièvement blessées dans un conteneur à déchets après une orgie. Quelques jours seulement après la diffusion de cet épisode, la police de Munich trouva une jeune fille en larmes et à peine vêtue, abandonnée dans un petit parc.

Le donjon de l’Isar

La Roumaine de 18 ans s’était enfuie d’un bordel. Elle a dit aux policiers que trois hommes et deux femmes l’avaient approchée dans la rue dansson village natal. Les inconnus lui avaient promis un emploi de garde d’enfant. Quand ils sont arrivés à Munich, a-t-elle dit, ils lui ont bandé les yeux et l’ont emmenée dans une cellule du sous-sol, dont la porte ne s’ouvrait qu’avec un code de sécurité.

Une autre jeune fille était assise sur le lit du haut dans la chambre obscure, dit-elle, et il y avait des bruits de ruissellement derrière les murs. Les policiers supposent que la cachette se trouvait dans une usine désaffectée près de la rivière Isar, qui traverse Munich. Les hommes l’ont violée et, quand elle a refusé de travailler dans un bordel, ils l’ont battue, a-t-elle dit.

Les agents étaient d’abord incrédules, mais la jeune fille se souvenait des noms des proxénètes. Ceux-ci ont été arrêtés et sont actuellement en détention. Comme ils refusent de répondre aux questions, le sinistre donjon n’a toujours pas été retrouvé, et la jeune Roumaine bénéficie maintenant du programme de protection des témoins d’actes criminels.

Parfois, les filles sont envoyées par leurs propres familles, comme Cora, venue de la République de Moldavie. Elle a 20 ans, garde les mains enfoncées dans les poches de son blouson, et porte des pantoufles en peluche sur lesquelles sont cousus de grands yeux. Cora habite une auberge gérée par un centre d’assistance roumain aux victimes de trafiquants. Quand les filles ont 15 ou 16 ans en Moldavie, explique la psychologue de Cora, leurs frères et leurs pères leur disent souvent : «Espèce de pute, sors et va gagner du fric.»

Les frères de Cora ont amené leur jolie sœur rangée travailler dans une discothèque de la ville la plus proche. Sa seule tâche était de servir des boissons, mais elle a rencontré un homme qui avait des contacts en Roumanie : «Il a dit que je pouvais faire beaucoup plus d’argent dans les discothèques de là-bas.» Cora est partie avec lui, d’abord en Roumanie, puis en Allemagne.

«Un processus d’émancipation»

Après avoir été violée pendant toute une journée à Nuremberg, témoigneCora, elle savait ce qu’elle avait à faire. On l’a mise dans une maison close de Frauentormauer, un des plus anciens quartiers «chauds» de l’Allemagne. Elle recevait les hommes dans sa chambre, parfois jusqu’à 18 heures par jour. Elle affirme que des policiers venaient également au bordel –en tant que clients : «Ils n’ont rien remarqué. Ou bien, ils ne s’en souciaient pas.»

L’établissement était très achalandé dans les jours précédant Noël 2012. Cora raconte que son proxénète a exigé qu’elle travaille vingt-quatre heures d’affilée. Quand elle a refusé, il l’a poignardée au visage. La blessure saignait si fort qu’elle a été autorisée à se rendre à l’hôpital. Un client dont elle se souvenait du numéro de téléphone mobile l’a aidée à fuir en Roumanie, où Cora a porté plainte contre son bourreau. Celui-ci lui a téléphoné récemment, dit-elle, en menaçant de la traquer.

Malgré des histoires comme celles-là, les gens de la classe politique berlinoise ne ressentent pas de pression significative pour faire quelquechose. Cela s’explique en partie parce que, dans le débat autour de la prostitution, la rectitude politique pèse plus lourd que les réalités les plus atroces. Par exemple, lorsque l’Université des sciences appliquées de Hambourg a tenu une conférence sur la prostitution en Allemagne, il y a un an, un participant a déclaré que la prostitution, à titre de métier sexuel reconnu, était «engagée dans un processus d’émancipation et de professionnalisation»…

De telles assertions scandalisent Rahel Gugel, professeure de droit. «C’est absurde. Cela n’a rien à voir avec la réalité», dit-elle. Spécialiste endroit du travail social à l’Université d’État coopérative de Baden-Württemberg, Gugel a consacré sa thèse au droit de la prostitution et a travaillé pour une organisation humanitaire.

Les partisans de la légalisation soutiennent que chaque personne a le droit de s’engager dans n’importe quel métier de son choix. Certaines féministes vont même jusqu’à vanter l’émancipation des femmes dans la prostitution, parce que, disent-elles, les femmes devraient être en mesure de faire ce qu’elles veulent de leur corps. Dans la pratique, cependant, on constate rapidement à quel point la ligne est brouillée entre la prostitution volontaire et forcée. Des femmes comme Alina et Cora se prostituent-elles volontairement, et prennent-elles des décisions autonomes? «Il est politiquement correct en Allemagne de respecter les décisions individuelles des femmes»,explique Maître Gugel. «Mais si vous voulez protéger les femmes, ce n’est pas la façon de le faire.»
4: L’approche erronée de Berlin

Rahel Gugel rappelle que beaucoup de femmes vivent des situations émotionnelles ou économiques difficiles. Il existe des preuves qu’un nombre plus élevé que la moyenne de prostituées ont été maltraitées ou négligées dans l’enfance. Des enquêtes ont montré que beaucoup d’entre elles vivent en état de choc post-traumatique. Les prostituées souffrent de dépression, de troubles anxieux et de toxicomanies à un taux beaucoup plus élevé que la population générale. La plupart ont été violées, beaucoup d’entre elles à plusieurs reprises. Dans les sondages, la plupart des femmes disent qu’elles sortiraient de la prostitution immédiatement si elles le pouvaient.

Bien sûr, il y a aussi ces femmes qui décident qu’elles préfèrent vendre leur corps que regarnir les rayons de supermarchés. Mais il y a tout lieu de croire qu’elles constituent une minorité – qui est bruyamment représentée par quelques femmes propriétaires de bordels et lobbyistes pro-prostitution comme Felicitas Schirow.

Le droit allemand adopte une approche fondamentalement erronée, explique la professeure Gugel. Pour protéger les femmes, explique-t-elle, il faut restreindre la prostitution et sanctionner les acheteurs. Mais sa voix demeure isolée en Allemagne.

Ce n’est toutefois pas le cas partout en Europe. Certains pays qui avaient amorcé un trajet semblable à celui de l’Allemagne s’en détournent et suivent plutôt l’exemple donné par les Suédoises. Deux ans avant que l’Allemagne adopte sa loi sur la prostitution, la Suède a choisi l’approche inverse. L’activiste Kajsa Ekis Ekman se bat pour convaincre le reste del’Europe d’imiter son pays. Depuis la publication d’un livre dans lequel elle décrit les conditions de vie des prostituées (« L’être et la marchandise », Montréal, M Éditeur, 2013), Ekman voyage d’une ville européenne à l’autre, telle une ambassadrice de la lutte contre la traite des personnes.

À la mi-avril, la campagne d’Ekman l’a amenée à KOFRA, un centre de femmes de Munich. Blonde, aux yeux bleus, Ekman est petite et énergique. Assise sur une étroite chaise de bois, elle parle tant que sa tasse de café a le temps de refroidir – comme si elle n’avait pas assez de temps pour tous les arguments qu’il est devenu urgent de faire valoir.

Durant ses études à Barcelone, Ekman a partagé un appartement avec une femme qui travaillait comme prostituée. Elle a vu comment les proxénètes dominaient leurs employées. «Je suis impliquée depuis que j’ai constaté la façon dont ma colocataire vendait son corps», dit-elle. De retour en Suède, elle s’est dite étonnée par un débat public sur l’amour libre et l’autodétermination des prostituées. « Ce que j’avais observé était très différent», dit Ekman.

Sanctionner les clients et non les prostituées

En 1999, quand la Suède a rendu illégal l’achat de services sexuels, ses voisins européens pouvaient à peine y croire. Pour la première fois, c’étaient les acheteurs et non les prostituées qui allaient être sanctionnés.

«La prostitution va maintenant s’épanouir dans l’ombre», a écrit l’influent journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, en affirmant qu’il s’agissait d’une «défaite pour le mouvement des femmes en Suède», et en spéculant qu’un «féminisme dogmatique» était à l’œuvre. Mais est-ce qu’une société qui se veut libre de toute pudibonderie peut sanctionner les hommes qui fréquentent des prostituées? Oui, elle le peut, répond Ekman, en citant les succès réalisés dans son pays, où de moins en moins d’hommes paient pour du sexe et où ceux qui le font en sont de plus en plus gênés : «Avant l’entrée en vigueur de notre loi, un homme sur huit en Suède avait déjà visité une prostituée», dit-elle, en notant qu’aujourd’hui, cette proportion a baissé à un sur douze.

Bien sûr, la prostitution existe encore en Suède, mais la prostitution de rue a diminué de moitié. Le nombre total de prostituées a aussi diminué, passant d’environ 2 500 à environ 1000-1500 femmes. Des macs amènent encore des femmes d’Europe de l’Est dans le pays en mini-fourgonnettes, et ils campent souvent à la périphérie des villes, mais la prostitution n’est plus une grande entreprise en Suède. Les détracteurs de la loi rétorquent que la prostitution a augmenté dans les appartements et via Internet, et que certains hommes se rendent maintenant dans les bordels des pays baltes ou de l’Europe de l’Est.

La loi suédoise ne se fonde pas sur le droit de la prostituée de prendre des décisions autonomes, mais sur l’égalité de statut des hommes et des femmes,inscrite dans les constitutions suédoise et allemande. L’argument, en termes très simplifiés, est que la prostitution est une exploitation, et qu’il s’y trouve toujours un déséquilibre du pouvoir. Les Suédois·es affirment que le fait que les hommes peuvent acheter des femmes pour le sexe cimente une perception de la femme qui est préjudiciable à l’égalité des droits et à l’ensemble des femmes.

Soutenez mon bordel

La Suède sanctionne donc les prostitueurs, les proxénètes et les trafiquants – mais pas les prostituées. Cette approche vise à étouffer la demande de services sexuels tarifés et à rendre cette entreprise non rentable pour les trafiquants et les exploiteurs. Il y a deux ans, les Suédois ont augmenté de six à douze mois de prison la peine maximale dont risquent d’écoper les prostitueurs.

Même si la police suédoise ne se montre pas toujours particulièrement assidue à poursuivre les prostitueurs, elle a tout de même arrêté plus de 3 700 hommes depuis 1999. Dans la plupart des cas, ceux-ci n’ont eu àpayer qu’une amende. Certaines personnes contestent encore en Suède les mérites de cette loi restrictive, mais elle bénéficie d’un soutien considérable parmi la population. Dix ans après sa promulgation, plus de 70 pour cent des Suédois ont déclaré appuyer le fait de sanctionner les hommes qui paient pour du sexe plutôtque les prostituées qu’ils paient.

En Allemagne, en revanche, la situation est telle que la chaîne de télévision RTL II diffuse une émission dans laquelle une équipe intitulée «Pimp my bordello » (Soutenez mon bordel) fait le tour du pays en rendant visite à des «bordels allemands en difficulté» pour y stimuler l’industrie du sexe avec de bons conseils. Ce sont des initiatives de ce genre qui ont poussé Alice Schwarzer, éditrice de la revue féministe EMMA, à envisager, «comme objectif à court terme» pour l’Allemagne, «un débat social aboutissant à la condamnation de la prostitution plutôt que, comme c’est le cas aujourd’hui, son acceptation et même sa promotion».

Pierrette Pape croit qu’il y a des conséquences à l’image que l’on donne de la prostitution dans divers pays. «De nos jours, en Suède, un petit garçon grandit en connaissance du fait que l’achat de sexe est criminel. Aux Pays-Bas,le petit garçon grandit en apprenant que des femmes sont assises derrière des vitrines et qu’on peut les commander comme n’importe quel produit de consommation de masse.» Pape est la porte-parole du Lobby européen des femmes à Bruxelles, une organisation qui coordonne 2 000 organisations féministes en Europe.

Elle trouve «surprenant» que l’Allemagne ne révise pas sérieusement ses politiques relatives à la traite des personnes. « Le débat s’est amorcé dans toute l’Europe, et nous espérons que les politiciens allemands et les organisations humanitaires germaniques vont accorder plus d’attention aux droits humains à l’avenir que ce qu’ils et elles ont fait jusqu’à présent.»

Plusieurs pays européens se conforment désormais au modèle suédois. En Islande, qui a adopté une législation similaire, les politiciens envisagent même d’interdire la pornographie en ligne. Depuis 2009, la Norvège sanctionne également les clients de prostituées. Et à Barcelone, il est illégal de recourir aux services d’une prostituée de rue.

La méthode française

En vertu d’une loi finlandaise promulguée en 2006, les hommes peuvent être punis pour avoir acheté les services d’une prostituée qui travaille pour un souteneur ou qui est victime de la traite. Mais il s’est avéré impossible de prouver que les hommes savaient que c’était le cas. Le ministère finlandais de la Justice prépare actuellement un rapport sur l’opportunité pour la Finlande d’adopter simplement le modèle suédois.

En France, beaucoup de gens veulent aussi imiter la Suède. Peu de temps avant sa prise de fonction, la ministre actuelle des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, a fait une annonce audacieuse : «Mon objectif, comme celui du PS, est de voir la prostitution disparaître», a-t-elle déclaré au Journal du Dimanche. Des hommes politiques et des sociologues ont tout de suite ridiculisé cette idée, la qualifiant d’«utopique», et quelques prostituées ont manifesté dans les rues de Lyon et de Paris. Le projet de loi de Vallaud-Belkacem appelle à un maximum de six mois de prison et une amende maximum de 3000 € pour les prostitueurs. Mais il faudra probablement un certain temps avant que la ministre n’arrive à prévaloir au sein du gouvernement.

Et en Allemagne? Les politiciens de Berlin se disputent à propos de changements de virgules à la loi sur la prostitution, puis finissent par ne rien faire. En 2007, la ministre de la Famille de l’époque, Ursula von der Leyen, membre du parti de l’Union chrétienne-démocrate (UCD) de la chancelière Angela Merkel, a voulu assujettir les bordels à l’approbation du gouvernement, avec l’appui d’une de ses collègues de l’UCD, Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre de l’Intérieur de la Sarre à l’époque (et maintenant gouverneure de cet État). Mais les deux politiciennes n’ont pas réussi à rallier une majorité de voix au sein de leur parti et rien n’a changé.

En 2008, la Conférence des ministres responsables de l’égalité et des femmes a tenté d’introduire un règlement qui soumettrait les gestionnaires de bordels à un test de fiabilité. Elles ont consulté leurs collègues de la Conférence des ministres de l’Intérieur, mais rien ne s’est passé.

5: Le piétinement

En 2009, des politiciennes de l’UCD, du Parti Social-Démocrate (PSD), du Parti libéral-démocrate (pro-entreprises) et des Verts de l’État de Bade-Wurtemberg ont appelé à une prise de position au Bundesrat, le corps législatif qui représente les États allemands, contre la «formule inhumaine des services sexuels à prix forfaitaire». Mais aucun changement n’a été apporté à la loi.

Quant aux Pays-Bas, ils ont choisi la voie de la déréglementation juridique, deux ans avant l’Allemagne. Mais aujourd’hui, aussi bien le ministre de la Justice néerlandais que les policiers du pays admettent qu’il ne s’est pas produit de progrès palpables pour les prostituées depuis lors. Celles-ci sont généralement en moins bonne santé que par le passé, et un nombre croissant d’entre elles sont toxicomanes. Selon l’estimation de la police hollandaise, de 50 à 90 pour cent des prostituées ne pratiquent pas leur activité de façon volontaire aux Pays-Bas.

Lodewijk Asscher, du Parti social-démocrate, estime que la légalisation de la prostitution a été «une erreur nationale». Le gouvernement néerlandais se prépare maintenant à resserrer la loi pour lutter contre une hausse de la traite des personnes et de la prostitution forcée.

Les Allemands sont loin d’en être là. Les Verts, qui ont joué un rôle si déterminant en soutenant la loi sur la prostitution il y a 12 ans, n’expriment aucun regret. Un porte-parole de Kerstin Müller, qui était leader parlementaire du Parti vert à l’époque, dit qu’elle se concentre sur d’autres questions aujourd’hui. Irmingard Schewe-Gerigk, qui était aussi une députée de premier plan chez les Verts au moment où la loi a été adoptée, déclare: «La loi était bonne. C’est juste que nous aurions dû la mettre en œuvre plus systématiquement.». Étrangement, Madame Schewe-Gerigk est maintenant présidente de l’organisation féministe Terredes Femmes, qui vise à instaurer «une société sans prostitution».

Le troisième pionnier de la nouvelle loi à l’époque, Volker Beck, continue également à la soutenir aujourd’hui. Beck, ancien porte-parole de la politique juridique de son parti, réclame néanmoins de nouveaux programmes de soutien et de sortie de l’industrie pour les femmes. Mais il affirme que la Suède ne peut servir de modèle pour l’Allemagne. «Une interdiction n’améliore rien, car cela va juste avoir lieu dans des endroits difficiles à surveiller», dit-il,en ajoutant : «Des gangs criminels vont prendre le contrôle de l’industrie»- comme si elle était aujourd’hui entre les mains de gens d’affaires irréprochables.
«Un domaine d’illégalité»

Quelques-unes de ses collègues en disconviennent chez les Verts. «Une grande partie de l’industrie fonctionne déjà dans le domaine de l’illégalité aujourd’hui», dit, par exemple, Thekla Walker, de Stuttgart. Présidente de l’organisation des Verts dans son État, Madame Walker a cherché à modifier l’approche de son parti aux enjeux de la prostitution.

«La prostituée autonome que nous envisagions lorsque la loi sur la prostitution a été promulguée en 2001, celle qui négocie d’égale à égal avec son client et peut subvenir à ses besoins avec son revenu, est l’exception», lit-on sur une motion que Walker a présentée lors d’une convention du parti le mois dernier. Les lois actuelles, poursuit le document, ne protègent pas les femmes de l’exploitation, mais leur accordent «simplement la liberté de se laisser exploiter». Les Verts, écrit Walker, n’ont pas le droit de fermer les yeux sur les «conditions catastrophiques de vie et de travail d’un très grand nombre de femmes prostituées.»

C’est pourtant ce qu’ils ont fait. Walker a retiré sa motion, faute d’avoir la moindre chance d’obtenir une majorité, même si le parti a décrété qu’il faudrait regarder de près si la loi nécessitait des améliorations.

En Allemagne, ceux qui parlent contre la légalisation sont considérés comme «prudes et moralisateurs», explique la professeure de droit Gugel. D’ailleurs, ajoute-t-elle, elle n’a pas le sentiment «que les politiciens éprouvent beaucoup d’intérêt pour cette question».

Par contre, Kristina Schröder, la ministre de la Famille, a effectivement tenté de réprimer la traite des personnes et la prostitution forcée. Toutefois, «malgré des efforts très intenses, il n’a pas été possible d’obtenir l’unanimité parmi les quatre ministères concernés», a déclaré le ministère de Madame Schröder par voie de communiqué. Sa volonté de réglementer les bordels de façon plus stricte a échoué face à l’opposition de la ministre de la Justice Sabine Leutheusser-Schnarrenberger. Cette dernière considère toute réforme de la loi comme inutile et répète le vieil argument, à savoir que la loi allemande permet aux femmes de sortir de l’illégalité alors que la loi suédoise les oblige à l’obscurité.

Compte tenu de ce désaccord, ce serait un miracle si le gouvernement en venait bientôt à une décision pour protéger plus efficacement les victimes de la traite des personnes. Au lieu de cela, les femmes continueront à devoir se débrouiller seules.

C’est tout à fait légal

Alina de Sânandrei a réussi à s’enfuir du bordel « Chattes de l’Aéroport ». Après un raid policier, elle et 10 autres femmes ont couru jusqu’à un restaurant turc du quartier. Le frère du propriétaire, qui était un client, a caché les femmes et a loué un bus à ses propres frais. Puis il a essayé de les reconduire jusqu’en Roumanie. Les proxénètes ont tenté d’arrêter le bus, mais les femmes ont réussi à s’échapper.

Alina est retournée vivre chez ses parents. Elle ne leur a pas parlé de ce qui s’est passé. Elle travaille, mais ne veut pas dire à quel emploi. Le salaire, dit-elle, est suffisant pour ses billets de bus, des vêtements et un peu de maquillage.

Alina se rend parfois à l’AIDRom, un centre de consultation pour les victimes de la traite, situé dans la ville roumaine de Timisoara-Ouest, où elle parle avec la psychologue Georgiana Palcu, qui essaie de lui trouver un poste de stagiaire comme coiffeuse ou cuisinière. Palcu explique que les conversations avec les jeunes femmes qui sont rentrées d’Allemagne sont «très longues et difficiles». Elle les encourage à être optimistes.

Mais Palcu ne se fait pas d’illusions. Même si une fille arrive à trouver une place en formation, elle n’acceptera probablement pas l’emploi, parce que ces positions n’offrent pas plus de 200 € pour une semaine de 40heures. En conséquence, dit Palcu, beaucoup de celles qui sont rentrées d’Allemagne après y avoir été maltraitées travaillent à nouveau comme prostituées. «Que puis-je leur dire?», demande-t-elle. «C’est la réalité. On ne peut pas vivre avec 200 €.»

« Les Chattes de l’Aéroport », le bordel de Schönefeld n’existe plus. Il a été remplacé par le « Club Erotica », qui n’offre pas de taux forfaitaires. Mais les prostitueurs disposent d’encore beaucoup de choix dans la région. Quelqueskilomètres plus loin, à Schöneberg, le King George a adopté la formule du prix forfaitaire. Son gestionnaire affiche le slogan « Geiz macht Geil »,qui se traduit approximativement comme «Ce qui n’est pas cher vous fait bander». Pour 99 €, les clients peuvent se gaver de sexe et d’alcool jusqu’à l’heure de fermeture. Le sexe anal, le sexe oral non protégé et les french kiss sont en sus. Et le King George propose un « gang-bang party » («tournante festive») tous les lundis, mercredis et vendredis.

C’est tout à fait légal. »

RÉDIGÉ POUR DER SPIEGEL PAR CORDULA MEYER, CONNY NEUMANN, FIDELIUS SCHMID,PETRA TRUCKENDANNER et STEFFEN HIVER
Traduit de l’allemand par Christopher Sultan

Version anglaise : « Unprotected » http://www.spiegel.de/international/germany/human-trafficking-persists-despite-legality-of-prostitution-in-germany-a-902533.html