Audience sur la prostitution
Source : Magazine EMMA
Il y a eu hier au Bundestag [Parlement allemand] une«audience publique sur la lutte contre la traite des personnes et sur la surveillance des zones de prostitution». L’occasion en était un projet de loi déposé par les partis du CDU / CSU [conservateurs] et du FDP [libéraux], qui prévoit, entre autres, un encadrement commercial et juridique des maisons closes. L’un des experts qui ont comparu devant le Bundestag à Berlin cet après-midi était l’assistante sociale Sabine Constabel. Elle travaille depuis 20 ans dans le « quartier rouge » de Stuttgart, où elle s’occupe des prostituées au Café «La Strada» et connaît le milieu. Elle qualifie de « déconnecté de la réalité » le portrait brossé par les lobbyistes de l’industrie de la prostitution selon lequel «la prostitution chez les femmes misérables et démunies ainsi que la prostitution forcée seraient un phénomène regrettable mais marginal dans le monde de la prostitution». Elle juge de façon semblable les dispositions qu’ébauche la loi en termes de droit commercial : «Nous avons dans les bordels des problèmes assez différents de ceux de l’état de la cuisine et du nombre d’issues de secours», explique Madame Constabel. Elle appelle à des mesures plus poussées pour combattre la prostitution et la traite des personnes – conformément au modèle suédois. Voici les propos impressionnants qu’elle a tenus.
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« Stuttgart est l’une des rares villes où les femmes prostituées sont pour la plupart enregistrées. Donc, nous savons exactement combien de femmes travaillent comme prostituées, quelle est leur nationalité et dans quel établissement elles s’offrent ou sont offertes. En 2012, on y a dénombré 3359 prostituées; seulement 18 pour cent avaient un passeport allemand, en regard de 82 pour cent d’étrangères.
La proportion de femmes étrangères a augmenté continuellement au cours des années. Parmi les prostituées nouvellement inscrites, la part des étrangères s’élève même à 90 pour cent. La plupart de ces femmes viennent de Roumanie, ensuite de Bulgarie et de Hongrie. La majeure partie des femmes appartiennent à la minorité rom ou aux minorités turques en Bulgarie et en Roumanie.
La plupart des femmes qui travaillent à Stuttgart dans les bordels, les clubs, ou sur le trottoir, ne peuvent guère parler allemand; la plupart des femmes ne savent ni lire ni écrire et ont même une mauvaise maîtrise de leur langue maternelle.
Au cours des dernières années, j’ai rencontré très peu de femmes dont l’objectif était de se doter d’une vie personnelle meilleure pour elles-mêmes au moyen de la prostitution. En général, les femmes travaillent pour leur famille et envoient au pays tous leurs bénéfices.
Beaucoup de femmes ne sont pas seules ici. Elles arrivent accompagnées par des frères, des cousins, leur mari, leur père; il arrive parfois aussi que des mères amènent leurs filles être prostituées en Allemagne. La prostituée génère alors non seulement de l’argent pour la famille au pays mais pour l’entretien des personnes qui l’accompagnent.
Par ailleurs, même beaucoup des femmes qui sont entrées en prostitution de leur propre chef nous disent que cela n’a pas été une décision libre de leur part : elles ne se prostituent que parce qu’elles n’ont pas d’autre choix. Sinon, elles perdraient leur logis, ou leurs enfants ne seraient pas en mesure de fréquenter l’école, faute d’argent pour les fournitures scolaires. Les femmes nous disent ne pas être ici « volontairement ».
Chaque jour, des femmes viennent nous demander des solutions de rechange à la prostitution. «Je suis complètement en miettes» et «donnez-moi un emploi SVP» sont les désirs les plus souvent exprimés par elles. Certaines femmes nous supplient littéralement de les aider. Elles disent ne plus pouvoir supporter la douleur que leur causent les rapports sexuels, qu’elles n’arrivent plus à dormir, qu’elles font des cauchemars, ou qu’elles pensent au suicide. Nous voyons des femmes qui, après avoir été dans leur pays d’origine pendant quelques jours, reviennent avec des sacs pleins d’analgésiques et de médicaments psychotropes.
La mesure dans laquelle les femmes sont sous pression se constate aussi au peu d’argent qu’elles dépensent pour elles-mêmes. Chaque centime est économisé et envoyé dans leur pays. Sur les récépissés de dépôt des sociétés de transfert d’argent, je vois des montants d’aussi peu que 50, 100, parfois 200 euros. Mais même pour de petits montants, les femmes agissent en distributeurs de billets pour leurs familles. Plus elles sont fonctionnelles et meilleur est le soutien financier des familles au pays, plus les autres familles sont invitées à envoyer aussi leurs épouses, leur sœurs, et d’autres femmes en Allemagne dans la prostitution.
Les femmes d’Europe orientale qui sont dans la prostitution n’ont plus rien à voir avec les putes professionnelles qui étaient actives en grand nombre dans l’industrie il y a 15 ans. La situation n’est pas qu’en plus de la «bonne prostitution», il y a de la prostitution due à la pauvreté : la prostitution en Allemagne est presque exclusivement cette prostitution de la pauvreté. Ainsi, la prostituée typique vient de l’Europe de l’Est, est au début de la vingtaine et a deux ou trois enfants dans son pays d’origine. Quand les lobbyistes de l’industrie de la prostitution présentent comme un phénomène regrettable mais marginal la prostitution des femmes miséreuses et démunies ainsi que la prostitution forcée , ce portrait est complètement déconnecté de la réalité. C’est le contraire qui est vrai. La prostitution due à la pauvreté et la prostitution forcée vont main dans la main.
Peu importe que le frère soit sur place au bordel, qu’il y conduise sa sœur, ou que la femme y entre seule; peu importe que ce soit sa famille et son mari qui en aient décidé, ou qu’elle ait pris cette décision de son propre chef (parce que la famille de l’appartement à côté a toujours quelque chose à manger et peut soudainement se permettre un achat, puisque leurs filles envoient de l’argent à partir de l’Allemagne)… à notre question à savoir pourquoi elles sont là, toutes les femmes répondent, «je dois le faire.»
Depuis 2002, on assiste à l’ouverture de méga-bordels, aussi appelés « oasis de bien-être pour l’homme », et qui sont des entreprises commerciales efficaces qui offrent de la femme-marchandise au client et génèrent d’énormes profits avec ce produit. Les jeunes femmes, qui doivent payer jusqu’à 160 euros par jour pour une petite chambre délabrée de la maison close, versent énormément d’argent dans les poches des propriétaires et des locateurs. Faut-il s’étonner que le nombre de maisons closes et d’hôtels de passe ne cesse d’augmenter?…
Les propriétaires de maisons closes, d’appartements et d’asiles de nuit forment une partie significative du système d’exploitation prostitutionnelle. Pour eux, il n’existe pas de plafond au loyer qu’ils peuvent réclamer. A Stuttgart, le prix du mètre carré dans le moindre hôtel de passe atteint environ 300 euros. Ce prix est absurde et possible uniquement parce que le propriétaire ne peut faire l’objet de poursuite pour loyers exorbitants. Il faut instaurer un plafond sur les loyers qui soit basé sur le prix des chambres d’hôtels similaires.
Les femmes dans les bordels ne peuvent généralement conserver que moins de 10 pour cent de revenus de la prostitution: la majorité de ce qu’elles rapportent va directement aux exploitants de maisons closes et aux propriétaires et locataires d’appartements. Ceux-ci sont au bout d’une chaîne de crimes innommables commis contre les femmes – mais ils s’en lavent les mains, parce qu’ils sont exemptés de toute sanction et tirent légalement avantage de la pauvreté et des structures existantes de violence dans les familles défavorisées des pays d’origine de ces femmes ainsi que de la gravité de la discrimination qu’y subissent les femmes; ils profitent sans vergogne de cette situation.
Ces opérateurs se réjouissent déjà de l’adoption de concessions aux bordels. Leurs « oasis de bien-être », comme le Paradise à l’aéroport de Stuttgart, répondent déjà à toutes les exigences: elles sont proprettes et donnent l’apparence de la transparence. L’attribution de permis convient très bien à ces messieurs très bien car elle permettra de minimiser la concurrence indésirable et d’avoir encore plus de succès sur le marché.
Comme partout, même dans ces soi-disant maisons closes haut de gamme, les femmes y sont surtout en raison de la pauvreté et de la coercition. Ces méga-bordels ne sont pas attrayants pour la minorité de femmes indépendantes, autonomes, parce que les opérateurs qui les gèrent s’assurent naturellement que leurs clients reçoivent le niveau le plus élevé de service à un prix abordable afin qu’ils veuillent revenir. Que des femmes s’effondrent les unes après les autres en raison de ce service ne perturbe pas les affaires. Les femmes non rentables sont naturellement écartées et les exploitants n’ont pas à se soucier de l’approvisionnement de leur bordel : il se fait gratis et en abondance.
L’attribution de concessions et de permis est préférable à l’absence de concession et de permis, mais cela ne résoudra pas le problème de la prostitution forcée en raison de la pauvreté.
S’il existait des services nationaux de police spécialisés pour contrôler ce milieu, comme c’est le cas à Stuttgart et à Hambourg, le marché allemand de la prostitution serait plus transparent. Mais cela nécessiterait des droits d’accès et de contrôle à tous les genres de sites de prostitution. Et comme la prostitution est toujours liée au milieu du crime organisé, le contrôle de ce marché ne doit en aucun cas être délégué aux collectivités locales, mais doit demeurer une affaire de police.
[NOTA: C’est exactement ce que le nouveau projet de loi déposé par le gouvernement allemand ne prévoit pas : http://www.spiegel.de/international/germany/berlin-votes-for-stricter-control-on-brothels-to-reduce-exploitation-a-908351.html]
Toute violation des règlements futurs concernant les sites de prostitution ne doit pas se limiter à des infractions administratives, mais doit, en cas de récidive persistante, avoir statut d’une infraction pénale. Pour être en mesure de contrer la violence qui règne dans le milieu de la prostitution et d’intervenir de façon offensive et efficace, il est indispensable d’adopter une approche/procédure interdisciplinaire. Les données doivent être fusionnées. Par conséquent, il est absolument nécessaire d’établir des tables de concertation de toutes les autorités et ministères concernés. Le travail en silo est loin d’être aussi efficace que le travail concerté.
Une obligation de contrôle sanitaire de la part des autorités de santé publique, couplée avec une fonction de counseling social, ne constituerait pas seulement une étape nécessaire pour contrer la propagation des maladies sexuellement transmissibles: ce devoir de contrôle [médical] est toujours une occasion pour les femmes d’entrer en contact avec des personnes extérieures au milieu et de demander de l’aide. C’est une réforme qui serait bien accueillie par les femmes prostituées originaires d’Allemagne ou d’Europe de l’Est.
Les exploitants de bordels ont toujours tenté d’isoler les femmes et de les priver d’informations. Des médecins contractuels visitent l’établissement, et il y a des cantines sur place pour empêcher les femmes de quitter le bordel pour prendre leurs repas. Bon nombre de mesures qui seraient avantageuses aux employées dans la gestion d’entreprises de bon aloi ne servent qu’à isoler les femmes dans les établissements de prostitution, les privant ainsi de la possibilité de demander de l’aide quand elles sont en difficulté.
L’examen médical obligatoire pour les prostituées, qu’il est nécessaire de réintroduire, ne doit donc pas être délégué à des médecins à l’emploi des bordels. Si, dans un bordel homologué, chaque femme doit, avant de reprendre son travail, présenter un certificat de santé ainsi qu’une pièce justificative de sa visite d’un service de counseling, exactement comme si elle travaillait avec des aliments (un emploi pour lequel cette mesure est prescrite), nous pourrions éviter que des jeunes femmes travaillent ici sans être informées qu’elles n’ont pas à remettre leur argent aux proxénètes et aux entremetteurs, et qu’elles peuvent obtenir de l’aide quand elles sont battues et violées.
Un grand nombre de femmes ne sont pas au courant de ce qui est tout à fait naturel pour nous. Mais personne ne leur dit. Elles n’ont comme information que ce qui leur est donné par les personnes qui les accompagnent. Seulement cela! C’est une situation qui peut être changée.
Les travailleuses et travailleurs sociaux spécialisés jouent un rôle nécessaire et important dans le milieu en approchant les femmes, les informant et leur offrant de l’aide. Dans le domaine de la prostitution, les mesures de soutien sont les mesures d’aide pour y échapper. Les femmes n’aiment pas travailler dans la prostitution, elles cherchent des moyens d’en sortir. Leur réussite à cet égard tient à la mise en place de programmes appropriés.
Beaucoup de femmes commencent à travailler dans la prostitution à 18 ans. C’est trop jeune. L’âge minimum devrait être au moins de 21 ans. Mais même l’établissement de ce seuil ne changera pas vraiment la situation des jeunes femmes. Parce qu’alors, les plus jeunes seront envoyées en Espagne, «entreposées temporairement» jusqu’à leur 21e anniversaire. Nous rencontrons déjà beaucoup de femmes d’Europe de l’Est qui connaissent la langue espagnole.
Il est important de faire enfin rendre compte aux prostitueurs pour leurs actes. Il faut remplacer les femmes par les hommes dans l’article 184e du Code pénal. Les demandeurs de formes interdites de prostitution doivent pouvoir faire l’objet de poursuites. Jusqu’à présent, seules les femmes font l’objet de poursuites – alors qu’elles n’ont pas le choix. Le prostitueur, lui, a ce choix, et il est saisissable. Passer par le prostitueur permet de transformer la situation. C’est pourquoi il faut adopter des mesures coercitives contre le prostitueur et non contre la prostituée.
L’infraction pénale de l’exploitation de personnes prostituées doit être modifiée de façon à rendre suffisante la preuve par faits objectifs. Il est inacceptable qu’une jeune femme de 20 ans forcée à la prostitution par la pauvreté doive d’abord témoigner contre son père, sa mère, son frère ou ses voisins pour que les délinquants puissent être poursuivis.
Ici, la loi française peut constituer un bon modèle. Dans ce pays, les dispositions pénales relatives à la prostitution et à la promotion de la prostitution vont plus loin, et il est possible d’intenter des poursuites aux personnes qui amènent les femmes dans les bordels et qui s’approprient leur argent. »
(Traduit par TRADFEM à partir d’un article publié en allemand dans la revue féministe EMMA)
Copyright: EMMA, juillet 2013.
SOURCE: « Frauen sind keine Ware! »
http://www.emma.de/news-artikel-seiten/sabine-constabel-frauen-sind-keine-ware/