– Le Parlement européen peut-il mettre un terme à la prostitution telle que nous la connaissons?

Par Joan Smith et Mary Honeyball, membre travailliste du Parlement européen

Aujourd’hui (23 janvier) un rapport a été endossé par un vote des député-e-s européen-ne-s,qui ont exprimé l’avis que la prostitution constitue une violation fondamentale des droits des femmes. Ce rapport va ensuite être soumis à un vote du Parlement européen dans son ensemble le mois prochain. Mary Honeyball, députée européenne, et l’écrivaine Joan Smith présentent le dossier.

 

« Ça ressemble à des abris pour randonneurs installés dans un parc national, mais ces abris de bois bâtis en Suisse ont un but moins innocent – ils fournissent aux hommes un endroit discret où avoir des relations sexuelles avec des personnes prostituées.

Les députés voteront-ils pour mettre fin à la pratique séculaire des hommes qui paient pour se servir du corps des femmes à des fins sexuelles? Un rapport avant-gardiste a aujourd’hui été accepté par l’un des organismes les plus influents du Parlement européen. Il y a quelques heures, la commission des droits de la femme et de l’égalité des genres a endossé aux voix un rapport affirmant que la prostitution est une violation fondamentale des droits des femmes. Cela signifie qu’il sera soumis au vote de l’ensemble du Parlement en février.

Le rapport est rédigé dans le jargon officiel des législateurs, mais ce qu’il propose constitue un changement culturel énorme. Pendant des siècles, les partisans de la prostitution ont soutenu qu’il s’agissait du «plus vieux métier du monde» et qu’elle devait donc être tolérée, sinon légalisée. Nous croyons que cette thèse est manifestement fausse – le commerce du sexe n’est pas une profession, et l’agriculture l’a de loin précédée – mais cette assertion a été un élément efficace de la propagande déployée par l’industrie du sexe. Aujourd’hui, nous voyons cette industrie contestée dans toute l’Europe, alors qu’un pays après l’autre en vient à la conclusion que permettre l’achat du corps des femmes n’est pas compatible avec les concepts contemporains de l’égalité entre les sexes.

En décembre, nous avons été ravies de voir les député-e-s français-es voter l’interdiction de payer pour des actes sexuels, et l’Irlande songe déjà à leur emboîter le pas. Le vote des député-e-s français-es doit encore être ratifié par leur Sénat, mais trois pays européens – la Suède, la Norvège et l’Islande – ont déjà fait de l’achat de sexe une infraction pénale, tout en décriminalisant les vendeuses. Les législateurs et législatrices de ces pays ont tiré des leçons de ce qui est arrivé en Allemagne, qui a légalisé la prostitution en 2002; ce pays compte maintenant tellement de vendeuses d’actes sexuels qu’on l’a qualifié de «plus grand bordel de l’Europe».

Selon un documentaire diffusé à la télévision allemande l’an dernier, plus d’un million d’Allemands par jour paient pour des actes sexuels. Depuis que la loi a été assouplie, on estime à quelque 400 000 le nombre de femmes qui vendent des actes sexuels en Allemagne, et les deux tiers d’entre elles viennent de l’étranger. Il devient clair que l’expérience allemande a échoué, avec l’effet inverse de ce qui était prévu : il s’est produit une énorme expansion de l’industrie du sexe mais aucune réduction de la criminalité qui lui est associée. Au contraire, un tiers des procureurs allemands disent que la légalisation de la prostitution a rendu plus difficile pour eux d’intenter des poursuites aux proxénètes et aux trafiquants.

Des doutes semblables entourent l’expérience tentée aux Pays-Bas, où un assouplissement de la loi a été relié à une forte hausse de la traite à des fins sexuelles; le pays est désormais classé par l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime comme l’une des destinations où se retrouvent le plus de victimes de la traite. Leur rapport souligne même que la légalisation de la prostitution a pour effet d’attiser la traite des femmes et des filles, le commerce légal agissant comme une couverture pour les proxénètes qui offrent aux acheteurs des rabais pour du sexe avec des femmes et des filles victimes de la traite.

Les partisans de l’industrie du sexe contestent farouchement qu’il existe le moindre lien entre la prostitution «volontaire» et la traite à des fins sexuelles. Mais une étude publiée l’an dernier et portant sur les conditions dans 116 pays a constaté que les États où la prostitution a été légalisée ont tendance à connaître des niveaux plus élevés de traite et que la légalisation semble «stimuler le marché pour cette industrie criminelle mondiale en pleine croissance». L’idée d’un tel lien est logique, puisque légaliser la prostitution réduit sa stigmatisation, encourageant la demande de la part d’hommes qui, autrement, pourraient y penser à deux fois avant d’acheter des actes sexuels.

Par ailleurs, la vente de son corps est une façon si horrible de gagner sa vie qu’il n’y aura jamais assez de femmes pour répondre à cette demande masculine. Le rapport met en évidence l’implication du crime organisé, soulignant que la mafia est «un acteur de premier plan» partout où l’activité d’entremetteur est légale. Le Danemark, qui a décriminalisé la prostitution en 1999, compte aujourd’hui quatre fois plus de victimes de la traite que la Suède, où l’achat de sexe est devenu une infraction pénale cette année-là.

Pour nous, en tant que féministes et adeptes passionné-e-s de l’égalité, la vraie nature de la prostitution apparaît à constater le déséquilibre des sexes qui la fonde. L’immense majorité des personnes qui vendent des actes sexuels sont des femmes et des filles, et la quasi-totalité des gens qui les achètent sont des hommes. S’il s’agit d’un simple travail, pourquoi n’y a-t-il pas des millions d’hommes et de garçons qui se précipitent pour le faire?Pourquoi les boulevards périphériques de Madrid ou de Milan ne sont-ils pas envahis de jeunes hommes en hot pants, hélant des automobilistes pour leur offrir du sexe?

Si la vente de son corps était affaire de libre choix, le déséquilibre actuel serait inexplicable, mais bien sûr, ce n’est pas le cas. Étude après étude indique que la plupart des filles qui entrent en prostitution ont été maltraitées dans l’enfance, et sont souvent victimes de violence familiale, d’inceste et de pédophilie. Elles montrent également que plus de la moitié des femmes prostituées ont été violées, tandis que plus des deux tiers présentent les symptômes du syndrome de stress post-traumatique.

Dans les livres, les films et la culture populaire, la prostitution est régulièrement «glamorisée». Les comptes rendus à succès de la prostitution mettent l’accent sur une infime minorité de personnes qui insistent pour dire qu’elles ont choisi ce mode de vie et y trouvent de l’autonomisation; lorsque nous rappelons le caractère atypique de ces situations, les «travailleurs et travailleuses du sexe» réagissent avec de violentes attaques personnelles. Pourtant la vie de Catherine Deneuve, participante bénévole à un bordel haut de gamme – dans le film de Bunuel, Belle de Jour – est bien loin des conditions de vie des jeunes femmes assassinées par Steve Wright à Ipswich.

La violence verbale et physique ne se limite pas à la prostitution de rue : une recherche universitaire a conclu que les femmes qui «travaillent à l’intérieur» continuent à faire face à « la violence physique, économique et sexuelle de leurs clients, y compris des voies de fait graves». Ce n’est pas surprenant, puisque la recherche menée auprès des hommes qui paient pour du sexe démontre leur tendance à entretenir une «image dégradante» des femmes.

La plupart des femmes qui sont dans la prostitution disent vouloir la quitter, mais ont de la difficulté à y arriver à cause de la dépendance aux drogues, de l’absence d’autres moyens de gagner leur vie et des menaces de leur proxénète. Si l’on accepte les préjudices que suscite la prostitution, la notion de « réglementer » la prostitution, devenue populaire en Europe aprèlution sexuelle des années 60, se révèle sous son vrai jour: une régulation de l’exploitation des femmes. Or les lois sont destinées à protéger les personnes vulnérables, pas à s’assurer qu’elles soient endommagées dans des circonstances un peu plus agréables. Et c’est pourquoi l’on prend aujourd’hui ses distances de l’échec qu’a été la l’expérience de légaliser la prostitution pour en amorcer une autre : contrer la demande plutôt que s’en prendre à des femmes qui subissent déjà la pauvreté, la violence et la coercition.

Dans le cadre du «modèle suédois» d’intervention face à la prostitution, la personne qui enfreint la loi n’est pas celle qui vend du sexe, mais l’acheteur. Il s’agit d’une réévaluation drastique de la charge du préjudice, alors qu’on avait traditionnellement pris pour acquis que c’étaient les hommes qui avaient besoin d’être protégés contre la maladie et la «corruption». Au 19e siècle, les parlementaires britanniques ont été jusqu’à adopter des lois permettant d’examiner contre leur gré les femmes soupçonnées d’être prostituées dans les villes de garnison, afin de déceler chez elles des maladies sexuellement transmissibles. Au 21esiècle, l’achat du corps des femmes est à juste titre considéré comme l’une des façons dont les hommes exploitent leur plus grand pouvoir économique et social.

L’égalité est au cœur de cette discussion. Si vous acceptez que tous les êtres humains ont le droit d’être traités avec dignité, il est impossible d’appuyer un commerce qui traite le corps des femmes comme jetable.C’est pourquoi nous sommes ravies que les député-e-s siégeant à la commission des femmes du Parlement européen aient accepté ce rapport aujourd’hui, et qu’elles appuient l’extension du «modèle suédois» à toute l’Europe.

Si ce vote est confirmé en février, le point de vue que la prostitution constitue une violation fondamentale des droits des femmes va devenir la position officielle du Parlement européen. Ce changement n’aura pas d’incidence juridique sur le Royaume-Uni, mais il ajoutera aux pressions ressenties par les États membres en faveur d’une réévaluation de leurs politiques en matière de prostitution.

La prostitution est un symptôme d’une profonde misogynie, et elle est totalement incompatible avec les principes enchâssés dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE. »

Mary Honeyball est députée européenne pour la ville de Londres depuis 2000, et porte-parole du Parti travailliste pour les femmes européennes. Elle siège à la commission des droits des femmes  et de l’égalité des genres du Parlement européen et est l’auteure du rapport qui a été approuvé aujourd’hui en matière de prostitution.

Joan Smith est romancière, chroniqueuse et auteure de l’essai Misogynies. Son plus récent ouvrage a pour titre The Public Woman. Elle co-préside le Groupe de travail du Maire de Londres sur la violence contre les femmes et les filles, mais écrit ici à titre personnel.

Source: http://www.telegraph.co.uk/women/womens-politics/10591588/Prostitution-Can-European-Parliament-call-a-halt-to-it.html

Copyright : Mary Honeyball et Joan Smith, 2014.